je déménage n'en parlons plus

ici, donc.

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toutes mes journées sont bonnes

Un jour de septendre, dans une voiture pour Genève, une femme me raconte qu’elle a autrefois traversé l’Atlantique en cargo pour rejoindre le Brésil ; quelques matins plus tard, celle qui me dépose juste avant Grenoble m’explique le plus simplement du monde qu’elle détient le record mondial pour la traversée de l’Océan Indien à la rame. J’ai plein d’admiration et autant de questions pour elles deux, et les conversations sont belles quand elles mettent l’idée d’audace au cœur. Intérieurement, je souris que ce soit des histoires d’eau qui encadrent ces quelques jours passés avec le garçon d’à côté, comme la semaine dernière, je souriais des exemplaires d’Océan mer près du radeau, un en français et un en italien, acheté sur place.

A Genève, un bus indique bout-du-monde comme terminus, ce n’est pas celui que je prends mais quand même ; là où je vais il y a une plage déserte, une grande forêt et la douceur des heures avec Lotte. Sa maison sent la maison de vacances ; le lendemain, elle prend l’odeur du gâteau aux carottes que je pâtisse pendant qu’elle est partie travailler ; quand elle rentre, nous allons chercher des mûres que nous mettons dans le muesli au petit-déjeuner, et le lac a des couleurs folles à quelques minutes à pied.

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Au téléphone avant de rejoindre le garçon d’à côté, je dis, j’ai peur de rencontrer chez toi, alors il me raconte des histoires pour faire disparaître cette appréhension-là. Il paraît que je ne suis pas de celles qui ont peur, c’est ce qu’on me dit dans les voitures, souvent, ce qu’on me demande, mais vous n’avez pas peur ?! et si, j’ai peur de plein de choses (je les liste dans la nuit), mais pas de ça, ou bien le désir et la confiance de la route surpassent le reste. Mais j’ai peur de rencontrer chez lui, moteur éteint quelques minutes dans la rue avant d’entrer.

Chez le garçon d’à côté, il y a un grand tilleul au milieu du dehors, anciennement cour d’école d’un village minuscule. Il me remercie à chaque fois que je le rejoins, à Paris, chez lui ou en Italie, et depuis ce début d’août, ce début doux, je me dis que je ne sais être que celle-ci, celle qui arrive et celle qui part, celle qui rejoint et celle qui quitte, celle qui décide d’être là et de ne plus l’être, mais petit à petit, je sens mes barrières tomber avec une déconcertante facilité. Chez le garçon d’à côté, il y a l’enfant qu’il était, ce qu’il m’en montre, et les mondes qu’on se raconte jusqu’à tellement tard. Il y a les averses folles et les promenades qu’on fait quand même, les histoires de lutins, les montagnes dans le brouillard, les nouilles instantanées al dente au sommet. Dans la chambre voisine, on entend sa sœur jouer de la clarinette, il y a tout ce qu’on s’invente et tout ce qu’on se répète. Je suis amoureuse d’un garçon qui part sa trottinette sous le bras, qui glisse dans mon sac des tartines à la pâte d’artichaut, ou une carte quand je ne regarde pas, que voulez-vous faire contre ça ?

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A Aix-en-Provence, les ciels sont majestueux en accueil peu avant la nuit et je fais mon plus long trajet dans une même voiture qui est aussi celle où j’avais sans doute le moins de choses à dire. Dans les odeurs de marché, c’est encore l’été alors que sous mes pulls, j’en avais presque abandonné l’idée, et avec les Epiciers de l’orage, nous buvons du rosé en terrasse en parlant de futurs (livres). J’aime les rencontrer enfin alors que ça fait tellement longtemps que nous nous suivons, mais je ne compte plus les petites magies du grand internet, ça non. Le dimanche matin, JM me dépose sur une aire d’autoroute pour la suite du chemin, c’est l’Italie qui attend, j’enchaîne sept voitures et les trajets pour rejoindre le garçon d’à côté me paraissent toujours bizarrement plus longs que les autres. Mais Cannes, Nice, Menton, enfin la frontière et cet homme qui me dit en italien, oh, sei una vagabonda, et je souris capuccino, si, io sono una vagabonda. Une famille roumaine refait le tour du rond-point pour s’arrêter à ma hauteur et m’avance encore de quelques kilomètres, le garçon rêve de voyager loin, je lui demande où, il me dit, it’s not the place that matters but the fact of leaving, et évidemment j’acquiesce. Il me laisse le numéro de téléphone de sa mère pour si jamais je ne trouve pas de voiture ou je me perds, je les remercie mains sur le cœur, et des petites routes j’aime déjà les vignes et la lumière.

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J’arrive finalement dans cette ville qui sent le chocolat fondu parfois le matin, et nous roulons pour les collines et la grande maison de pierres. La cour de gravier, les chaussures dans le couloir de l’entrée, le piano désaccordé, le banc sous le marronnier. C’est fou d’être là, sur le balcon qui surplombe la ville, dans cet endroit dont il m’a tant parlé. Huit personnes à table et un bébé pas loin, l’accueil adorable de tous, les balades en haut des crêtes, le pique-nique à la chapelle, et quand on descend en ville tous les deux avec nos énergies complémentaires. Sur une place dans le jour qui baisse, nous buvons du moscato d’asti qui me chatouille la gorge, et dans ma tête, je rajoute une ligne à la liste des moments parfaits. Les raisins cueillis sous la tonnelle, le goût des grissini, les noisettes ramassées et la joyeuse enfant de deux ans qui court pour nous aider ; quelques jours plus tard, il est difficile de s’en aller.

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Et nous avons des quais de gare pour nous dire au revoir. Quelques heures après, je retrouve une station-service que je connais, celle qui clôturait presque le voyage avec C. à laquelle je pense doucement dans cette escapade italienne jusque dans les murmures de la nuit. Je monte dans le van d’un vieux sculpteur hippie hollandais qui se dit tellement fan de mes pancartes en couleurs et de mes oiseaux en origami. Mais il fait bientôt sombre et je n’avance qu’à petits pas ; en France sur une aire, la caissière sort de sa boutique pour me dire qu’il y a moins de trois voitures qui passent par heure, je lui demande quand elle ferme, je ne ferme pas ! / oh ben au pire on boira des cafés bien noirs en se racontant des histoires ! et ça lui fait des fossettes quand elle rit. Finalement, c’est un chauffeur de taxi qui me dépose au péage, me prédisant une nuit sur l’autoroute, non mais mademoiselle, autant d’optimisme, c’est pas possible, y’a un moment où faut arrêter, avec l’insouciance ; alors quand deux heures et trois voitures plus tard, je tourne la clé dans la serrure de l’appartement lyonnais, je souris en secret.

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Et le lendemain je reprends à nouveau la route, à un moment je m’arrêterai, peut-être, sans doute, à un moment mais quand. J’arrive jusqu’au petit village de mes grands-parents en Auvergne en stop, après des rencontres joyeuses et furtives. Le fait de connaître ce trajet par cœur, de l’avoir tellement suivi petite en voiture, et de me retrouver à le faire là, autrement, sac au dos et pouce en l’air, m’émeut profondément, j’aime les repères qui restent dans la vie qui grandit. C’est la pancarte dans les mains que je sonne à la porte de fer forgé.

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J’aime le sourire de ma grand-mère qui dit, oh mais tu (y) es arrivée ! Le couvert pour treize, les balades avec dans le sac la carte IGN de la région, éplucher des légumes pour la première soupe de la saison. Les  récits de chacun, les blagues qui disent tout et rien en même temps, les projets, les souvenirs, les questions, les fous rires. Quand la maison redevient calme le dimanche soir, on enlève la rallonge de la table de la salle à manger. J’écris les bouts d’une nouvelle dans le fauteuil du salon, après les repas, on boit le café en jouant au Triomino, et dans le couloir qui mène à la chambre, je m’arrête toujours quelques minutes pour regarder les photos. Avec ma sœur, nous dormons dans le même lit et nous nous racontons des bouts de nos années, des bouts de nos avants, de quand on marchait côte à côte sans le savoir vraiment. Quand je soupire des formalités administratives à accomplir pour la vie suivante, ma grand-mère me demande si les confitures maison peuvent passer la douane belge, et j’ai envie de l’embrasser. Je repars dans la camionnette d’un forestier qui me demande d’aller passer le bonjour à Bruxelles à la Princesse de Mérode dont la famille possède la plus grande forêt de la région depuis cinq cents ans, et c’est la vie si drôle. Je lui souhaite une bonne journée et il répond, oh, moi vous savez, toutes mes journées sont bonnes ! Un autre homme me raconte ce qu’il cuisine avec les légumes de son potager, et me dépose sur une aire en me disant, soyez heureuse, mademoiselle ! et je hoche la tête en lui faisant un signe de la main. Juste après, la vendeuse de la station-service voit ma pancarte et je lui raconte un peu l’histoire, elle est émue soudain, pfiou, vous me mettez la larme à l’œil et un sacré coup de fouet ! et c’est réciproque ; comme souvent je suis si émue de ces rencontres, et je sais que c’est la voiture d’après sinon rien. En tout cas vous souriez drôlement, ça fait du bien ! Et c’est la voiture d’après, avec deux Italiens.

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Et puis retour à Lyon. Lyon en long, en large et en travers, à pied à vélo en lignes de métro ; je revois les copines de master, j’aime bien suivre nos chemins différents depuis un an, celle qui commence sa thèse, celle qui s’amuse et celle qui hésite, celle tout juste maman. Même bar quarante-huit heures plus tard, il y a les rires aux larmes et les énergies qui changent, les discussions très sérieuses soudain, et les gens pas vus depuis mille ans qui réapparaissent brusquement les uns après les autres. Quand je demande à R. notre point de rendez-vous, il me répond, quel endroit te manque le plus ? et le lendemain, nous montons jusqu’à la Croix-Rousse. J’aime aller boire le café à côté du marché, après les odeurs d’olives et de pain chaud, et puis surtout j’aime nos mots. Ma petite sœur est de passage elle aussi pour le week-end, nous réussissons à faire un repas à quatre, le dhal de la moyenne est parfait, et je souris de la façon dont elles (se) racontent, d’envies en projets, de mon admiration à ma fierté. J'offre ma pancarte de stop à ma soeur pour qu'elle puisse rentrer chez elle, le stop, cette histoire de famille. Chez Cé., je reste longtemps pour des mots posés et des confidences. En repartant, je me dis que je la connais depuis dix ans maintenant, et que si les nouvelles sont éparses et l’histoire pas toujours évidente, nous parvenons à nous retrouver, qu’il pleuve ou bien qu’il vente.

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Il me reste quinze minutes pour faire mon sac avant d’aller embrasser May, et de marcher jusqu’à une station-service sur la A7, à nouveau le sud, je sais que cette fois c’est ma dernière vadrouille de l’été, cette fois sûre de sûre, j’arrête de reporter, j’ai même pris mon billet de train. C’est une Tunisienne qui m’emmène jusqu’à Tain, elle me fait tellement rire tant elle est délurée, je lui dis qu’elle est ma centième automobiliste depuis Istanbul, elle demande, j’ai le droit d’être fière même si je n’ai rien fait ?

A Tain, nous croisons par hasard ma sœur qui débarque en voiture, AneCé dit, non, mais y’a qu’à votre famille que ça peut arriver, des trucs pareils, et j’aime bien cette idée. Des demi-pêches et de chouettes récits, et puis Valence, je finis de relire le livre magique des extrêmes et des incroyables dans un café, Al. me donne rendez-vous sous le panneau de la gare qui fait tchik tchik tchik. Je découvre sa vie folle et ses amis, les verres de vin, la guirlande de lumières sur la terrasse ; le petit restaurant parfait sur la place, le marchand qui nous vend un cèpe en disant, le cèpe quand ça cuit, c’est du bonheur dans la maison ! alors on prend, forcément. On fabrique des savons et on mélange les huiles essentielles, je lis des albums jeunesse pendant qu’elle travaille un peu, et on écoute les derniers morceaux d’Agnès Obel.

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Et puis à nouveau Genève, à l’aéroport, je souris du panneau qui indique kiss and fly, et en attendant le garçon d’à côté, je me dis que l’inverse marche aussi, que l’inverse marche même mieux ; fly and kiss, je m’endors presque dans les fauteuils rouges et je visite cet espace désert. Ce sont les trente dernières minutes les plus longues, de toute façon, surtout quand l’avion a deux heures de retard ; mais bientôt les retrouvailles, et toujours l’évidence – bon sang, ça ne se raconte pas, l’évidence.

Dans sa chambre, on défait nos sacs pour les refaire, alors qu’il est parti, sa sœur me parle de musique, en rires et en enthousiasme chronique. J’aime bien être là, aider à préparer le soufflé au fromage, écouter les histoires, boire du citron contre le froid. Et puis vingt-cinq ans à fêter, on part vers la montagne où déjà il neige, est-ce que c’est là alors la fin de l’été, les premiers flocons sur le bout de nos nez ? Un chalet au bout d’une route, le bord d’un lac, la joie du soir, et la gigantesque forêt noire. Le lendemain, chaussures de randonnée aux pieds, nous sommes douze à grimper, un pique-nique au soleil et le champagne à trinquer. Plus haut encore, nous avons les pieds dans la neige et le vent s’engouffre sous ma cape de pluie, il dit plan foireux, mais nous sommes bien ici. J’aime les gens qu’il me fait rencontrer, ceux qui comptent, la façon qu’il a de tout rendre simple, tout le temps. Le soir, chez ses amis du premier jour, on mange la soupe qui me semble être la plus réconfortante du monde après les heures glacées, mais parfois je suis timide alors dans ma voix ça se transforme, c’est très bon je dis, même si je pense bien plus.

J’envoie de longs mails pendant qu’il empaquette à nouveau, j’aime qu’on soit là, chacun à vaquer, sur une musique qu’on peut tous les deux fredonner. J’aime qu’on s’éloigne, qu’on se rapproche, qu’on se cherche, qu’on se retrouve, qu’on s’endorme, qu’on se réveille, qu’on (se) respire. A la gare, je l’embrasse avant qu’il ne parte pour son train, je ne veux pas penser aux vides, je n’veux penser qu’aux pleins.

*

Toutes ces dernières semaines, je suis allée voir mes présences précieuses où elles habitent, où elles s’installent, et ça me touche ; il y a des boîtes bleu pâle dans les bibliothèques, et des choses qui leur ressemblent, partout. Le théâtre juste en face de chez Mam, l’Afrique affichée sur les murs d’AneCé, la monnaie-du-pape qui scintille dans les reflets du matin chez Al. la lumineuse, l’album de Moriarty chez Lotte. J’aime pouvoir imaginer d’où elles m’écrivent quand je les lis dans ma boîte mail. Maison après maison, je sens à mon tour l’envie de défaire mes sacs.

Dans la dernière voiture qui me ramenait à Lyon mardi, j’essayais d’être dans la conversation sans y parvenir tout à fait. C’était la fin de l’incroyable été – oui, 15 octobre, allons bon – et il tombait des cordes, c’était dans ma tête les cartons et sacs à préparer pour pouvoir déménager en train le lendemain à 5h50 après avoir dit au revoir et à bientôt sans jamais être sûre de ce que ce bientôt signifie. Je regardais par la vitre à travers les gouttes, bercée par les mots des autres, une fille parlait de la fabrication du chocolat, et puis nous sommes passés devant un panneau lumineux qui disait “Voyager, c’est aussi s’arrêter.” J’ai souri. J’ai eu la sensation que le moment était là, arrivé, que j’avais eu extrêmement besoin de ces quatre mois de route, quatre mois pile entre l’avion depuis Och et le train pour Bruxelles et qu’enfin, le message était passé.

Alors voilà, ce sont les derniers mots que je pos(t)e ici, j’ai aimé ces lieux et j’ai aimé toutes ces traversées de pays, ces territoires inconnus et ces passages de frontières – intimes, extimes. J’ai aimé tout ce lâcher-prise que j’ai intégré, ces mains dans les poches pour y serrer les poings, et puis pour la nonchalance, la délivrance, pour les trouvailles, les retrouvailles et ce qui fait sens. J’ai tellement aimé ces milliers de kilomètres de stop, de routes, de rubans d’asphalte, de chemins, de trous de brigands dans les grillages, de ponts, ces stations-service et ce qui s’y invente, toutes les histoires amassées comme des cailloux à semer, gardés dans mes jeans. J’ai aimé me découvrir capable de ça, de cette vie kirghize, de cette vie en montagnes russes et en pics Lénine, et que celle-ci me rende capable de la suite, d’une audace construite petit à petit, des niveaux de réponse à la peur qu’on passe les uns après les autres, du pouce en l’air et du rire aux lèvres en demandant, par hasard, vous n’iriez pas dans ma direction ? J’ai aimé trouver dans le stop un mode de vie plus qu’un moyen de transport, j’ai aimé tout ce que ça a chamboulé en moi, tout ce que ça m’a ouvert à la gratitude, la bienveillance, la générosité, l’espérance, tout ce que ça m’a soufflé du désarmement.

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Et c’était si chouette pour moi de vous sentir derrière l’écran – merci, pour les passages réguliers ou pour les météores, pour les petits mots laissés et pour les silences d’alors. Là où je vais, là où je suis maintenant, c’est forcément moins Och, moins exotique, moins dépaysant, mais je vais quand même essayer de l’écrire et d’en dire des choses. Car si je sais partir, – si je ne sais faire presque que ça – je ne sais pas le faire sans continuer à raconter mains sur le clavier. Alors je les sors de mes poches, je pars les glisser dans d’autres, ou autour d’une tasse de thé, et je vais raconter la suite ailleurs, si vous voulez m’accompagner.

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[octobre 2013] Vases communicants avec Danielle Masson

Pour les vases communicants d'octobre, reportés par ma faute depuis trois mois - ah la vadrouille, toujours la vadrouille -, j'accueille Danielle Masson. Merci pour cet échange, Danielle !

Et vous pouvez découvrir mon poème Le chant des errants chez elle, Jetons l'encre.

En commun, une photo et trente-deux mots piochés dans un abécédaire de l'exil et du dépaysement, pour relier les vies présentes et les vies d'avant.

Les vases communicants ? Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d'un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre. Et tous les vases communicants ici.

*

La cata de chez cata. La colère qui pointe car l’heure de la publication de mon histoire approche et là, impuissante, devant mon ordinateur et surtout ma box qui refuse de se synchroniser.

L’incompréhension complète, pas trop aidée en cela par une hotline un peu déficiente à mes yeux.

Retour en arrière.

Trois mois que nous devons échanger nos textes.

 

Je commence mon texte avec une première photo.

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Vous n’en croyez pas vos yeux !!!

Une fraise de la taille d’un œuf ou un œuf de la taille d’une fraise ?

Regardez bien… c’est un œuf, un mini-œuf pondu par Sourires, la poule bleue de France du poulailler. Il faut mener l’enquête et savoir le pourquoi du comment.

Et l’enquête commence, continue et s’affiche sur déjà cinq pages.

Je ne suis pas mécontente de mon délire.

 

Mais, allez savoir pourquoi, un besoin de rangement dans un répertoire, un suppr plus tard, tout disparaît.

Plus de texte, mais cela tu ne t’en aperçois que la veille du jour prévu de la publication. Tu es sous le choc. Cette découverte te rend malade. Ta déception est grande.

Ouf !

Ta moitié de vase est en vadrouille trop loin d’un ordinateur.

Te voilà sauvée.

Tu prends une bonne résolution.

Demain, tu réécris le texte, tu l’as dans la tête, encore au bout de tes doigts.

Et demain passe, et après-demain aussi.

Tu repenses au texte, le retournes dans ta tête dans tous les sens. Tu essaies de te remémorer tous les mots.

Tu reprends un fichier feuille blanche.

Tu commences. « Il était une fois… » Tu laisses en suspens tes doigts au-dessus du clavier et penses que c’est vraiment trop nul. Et encore, tu es polie.

Bon, tu vas changer d’angle et choisir une autre photo. Cela te semble beaucoup mieux.

Tu te dis que cela ne pourra être que mieux.

Mais quelle photo choisir ?

Il en reste trois.

La terre, la mer, l’horizon ?

 

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Tu as soudain envie de reprendre la route.

Les souvenirs te reviennent à la mémoire.

Soudain, tu te rappelles.

C’était un lundi. Il était près de toi. Vous aviez une journée tout entière pour vous deux. Vous deux seuls, ensemble, seuls au monde, une journée entière à partager, sans aucune explication à fournir.

La route, tu l’avais fait déjà tant de fois. Mais dans une autre de tes vies.

C’est un nouveau chemin que tu suis. Ta fatigue s’envole.

Ce jour-là, l’homme qui avait changé ta vie, un 32 octobre, était près de toi. Vous avez roulé, roulé, enchaîné les virages, ri, pleuré de joie, aperçu la mer. Trop longtemps que tu l’avais vu la grande bleue. Elle t’a toujours fait peur.

Mais ce jour-là, non, tu aurais eu envie de conduire la voiture le plus près possible du rivage. Tu serais descendue après avoir enlevé tes chaussures. Tes pieds auraient foulé le sable. Il t’aurait tendu la main, tu serais sortie de la voiture, tu aurais dévoré des yeux son sourire.

Les images se brouillent soudain dans ta tête.

As-tu vécu cet instant ? L’as-tu rêvé ?

Tout d’un coup, tu te souviens.

Le sable qui s’insère entre tes doigts de pied, la fragilité de l’instant, tu veux retenir le temps.

Les secondes doivent devenir éternelles. Il est là, tu es près de lui. Vous êtes ailleurs.

Vous allez jusqu’au port. Vous regardez les bateaux.

Et si nous montions à bord, et si nous partions loin d’ici.

Et si…

Tu fais le plein de souvenirs, tu fais mille clichés. Tu ne veux plus fuir.

Tu respires le même air que lui. Vous ne faites plus qu’un.

Tu penses que tu te racontes trop.

Est-ce la bonne solution.

Puis un message s’affiche sur ton écran.

Désolée, on doit reporter d’un mois notre partage de mots.

Les mots attendront. Un nouveau mois se profile à l’horizon. Les jours filent, le temps avec. Octobre approche à grands pas.

Mais…………… Une semaine sans que la synchronisation ne se fasse… Une semaine que le théâtre te mange ton temps… une semaine que les séances de lecture aux enfants ne te bouffent ton temps… l’urgence, l’urgence…

La connexion pour récupérer tes messages, envoyer ceux préparés au fil de la journée…

Et tu oublies la date fatidique.

Une photo, trente-deux mots volés à l’abécédaire de l’exil/du dépaysement.

22.00 approchent. Il faut finir, vérifier, envoyer.

Eurêka !!! Et si avec le portable tu pouvais… tu farfouilles dans les paramètres… tu stresses… tu trouves… ton téléphone devient modem.

Tiens, tu es moins bête ce soir qu’il y a trois mois.

Tes mots prennent la tangente.

Bon vent !!!

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"Si c’était pas ma vie, je l’aurais pas cru."

Extrêmement fort et incroyablement près, Jonathan Safran Foer.

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parle parle parle parle parle

C'est le café au bord du quai au bout de la rue du garçon d'à côté, le café bistro guinguette, le café où il y a eu les larmes d'E. un jour d'émotions, et en posant mon sac à dos à côté de la table après une journée de stop pour rejoindre Paris, je pense que oui, c'est sûrement un café d'émotions. Et je ne crois pas si bien dire puisque c'est là qu'il me retrouve alors que je ne lui avais pas dit que j'y serais, une intuition. Je ne sais pas vous mais moi, je trouve ça fou. Devant moi, il y a lui il y a la fin de l'attente il y a la moitié de mon diabolo-menthe, j'écrivais dans mon carnet le souvenir de ma mère me disant il y a des années de cela que c'est une boisson qui fait tomber amoureux, j'écrivais aussi que je ne croyais pas, quoi, avoir besoin de ça.

Je marche dans les rues de la capitale, il pleut un peu, j'ai troqué ma veste en lin contre mon gros pull kirghize qui ne s'assortit absolument pas à ma robe mais que j'aime bien trop quand même et que je traîne comme un doudou dans ma semaine de presque nostalgie centro-asiatique – il y a un an tout pile, je partais, je passais la nuit à Moscou dans une chambre d'hôtel trop grande pour moi, il y a un an tout pile, j'atterrissais, je découvrais le goût de la poussière, les prénoms qui veulent dire quelque chose de tendre, la vie couleur ubu et la vue grandiose sur le mont Sulaiman, il y a un an – parfois donc, je marche dans les rues de Paris, sous la pluie, et je me dis, est-ce que c'est ça, avoir vingt-cinq ans et être amoureuse, s'arrêter acheter des tartelettes aux poires, l'embrasser parce que lui sur le chemin a trouvé du thé au nom parfait, est-ce que c'est ça, avoir vingt-cinq ans, et avoir l'impression que tout s'emboîte que tout s'imbrique si facilement, repenser à Mar lorsqu'elle disait rien n'est grave, enfin dans notre contexte en tout cas, est-ce qu'on aurait pu imaginer cette vie il y a à peine deux mois, il y a à peine un an, cinq heures de décalage horaire plus loin ? Non, mais il y a cette certitude que cette vie existe grâce à tout ce qui s'est passé avant – le présent n'a que rarement été aussi présent.

A Lyon ou à Paris, je rencontre des étrangers familiers, des gens avec qui j'ai échangé des mots et des mots sans jamais entendre leur voix, et je m'émerveille à chaque fois ; l'oiseau inconnu me parle de mise en scène autour d'un chaï latte et S. d'anthropologie dans un restaurant libanais, je suis invitée à petit-déjeuner chez A. que je ne connais pas, et elle dit, si quelqu'un entrait dans la pièce maintenant, je crois qu'il aurait du mal à imaginer que c'est la première fois que nous nous voyons, tant il y a de naturel, d'évidences, de rebonds. J'ai du mal à quitter cet appartement chaleureux du 18ème pour reprendre la route dans la bruine. A Paris, il y a aussi ma copine du hasard kirghize, pour un autre petit-déjeuner qui lui aussi s'éternise, dans le café où l'on sert du sirop de noix de macadamia à étaler sur les tartines. J'aime comme nos rires sont naturels, dans ma cuisine à Och ou ici enfin, deux cafés doubles près du canal Saint-Martin.

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Je marche dans les rues de la capitale, il pleut un peu, j'ai froid, c'est déjà la fin de l'été, pourtant l'été a commencé il y a mille ans, l'été a commencé avec toutes les cerises, avec mes départs et mon lac à 3500 mètres, c'est si loin et si beau, let it be, tamucho, c'est déjà la fin de l'été, et bientôt je poserai mon sac et mes cartons, bientôt j'aurai à nouveau une adresse, et petit à petit je me prépare à ce que je ne sais pas, la prochaine saison, ma future maison. En attendant, il pleut un peu, j'ai froid, il a remis la couette par-dessus le drap.

Pour nous consoler (j'avais écrit consoleil vous savez) des chutes de température et des feuilles déjà mortes, on fait une liste de choses qui font que c'est quand même bien que ce soit le début de l'automne, boire des chaï latte en tête et écouter Tindersticks, écouter ça à l'envi, dans les matins où on déteste les cloches, où ses yeux sont verts, où le ciel est gris. Contre ces matins-là, il y a celui où l'on oublie de tirer les rideaux, c'est les rais de lumière qui réveillent les peaux. Vendredi matin, quitter le navire quitter le radeau, avant de fermer la porte, j'embrasse l'appartement du regard mon sac déjà au dos, je sais que c'est la dernière fois que je le vois, cet endroit où j'aurai passé le plus de temps, le plus de nuits de l'été 2013, c'est drôle et étrange à la fois.

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Quelques heures plus tard, mon pouce à nouveau en l'air, bord de la route, cœur des repères. Mes trajets en stop voient toujours mes doigts tachés de peinture et goûtent la surprise, c'est peut-être la seule chose dont je sois sûre avant le départ, et puis qu'il y aura une issue, dans tous les cas, mais sinon, quels espoirs quelles attentes quelles histoires ; on chante du reggae à tue-tête avec des filles de retour de Guyane et en partance pour le Gabon ; un comédien m'explique la création de sa compagnie ; une femme fait un détour de 70km pour avoir le temps de me raconter un mariage en Algérie. Parfois un PDG de retour de Rio, parfois un homme qui à cinquante ans vient de reprendre ses études pour passer son bac, parfois des histoires cabossées qui me donnent envie de chialer. Et puis quand une fille me dit j'écris pour répondre à ma question sur ce qu'elle fait dans la vie, je me demande si un jour j'aimerais pouvoir répondre ça moi aussi ; j'écris. Vers Auxerre, je bois un café avec un homme qui m'émeut avec une puissance folle, je lui pose des questions qui me dépassent un peu, et je me rends compte de ça depuis début juillet, depuis ces soixante-dix voitures qui m'ont avancée sur la route, de comment mes interrogations changent, se précisent, comment ma pensée se révèle, comment, en fait, j'ose. Cet homme dit j'ai un conseil Amélie, quand il y a le moindre souci, tu sais, parle parle parle parle parle, ça sauve la vie. Je regarde sa voiture disparaître sur l'A6, et si pleine des mots des autres, si pleine et si désemparée à la fois, j'erre un peu dans la station-service. Mes trajets en stop sont toujours fous, toujours beaux, toujours trop. Mam vient me récupérer au péage de Chalon, elle se gare et me guide dans les petites rues et elle dit, voilà chez moi c'est ici. Sa théière est turquoise et le thé blanc, nous nous couchons bien trop tard, des récits plein la bouche, des récits bien vivants. Au matin, je fais chauffer de l'eau pendant qu'assise à la table du salon, elle lit une lettre de celles qui comptent, et quelques théières plus tard, il faut bien toute cette eau pour tout ce que l'on se raconte.

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Il y a un poème d'Aragon que je voudrais, que je vais apprendre par cœur, celui si long et si incroyablement fort qui finit par N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci / Je dirai malgré tout que cette vie fut belle. Dans ma tête, tout va parfois si vite, tout va parfois si – VIE, et puis quand je ne m'y attends pas, quand je ne l'attends pas, j'entends soudain sa voix qui hésite un peu puis dit, un diabolo-menthe pour moi aussi, s'il vous plaît ; merci.

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l'idée d’émoi

Dans le salon de coiffure tout à l’heure, je regardais mes cheveux tomber sur le sol enfin, première fois depuis le début de l’été, depuis le départ kirghize, et je me disais, tout ce qui a été vécu, là, au creux des vies, tout ce qui s’est passé, depuis, depuis Am. et ses ciseaux dans ma cuisine sur l’avenue Lénine, depuis le morceau de piano pour réconforter El. qui avait frappé à la porte un peu désespérée, depuis le clafoutis et les yeux d’Ay. qui pétillaient parce que un gâteau aux cerises, vraiment ?! Tout ce qui s’est passé depuis cet été 2013 qui ne me laisse au fond jamais le temps de respirer, cet été 2013 mais c’est lui qui me provoque tsé.

Je monte à Paris en stop, je souffle à une voiture, vous êtes ma soixantième / pas depuis Lyon j’espère ?! et je ris, c’est une journée à la Amélie Poulain, à cause de l’homme qui avait très envie de partir en Thaïlande depuis longtemps sans oser tout à fait et qui répond à mon bon voyage-clin d’œil par un ça suffit, je vais prendre mes billets, on n’a qu’une vie, merci ; à cause de la conductrice à qui je fais découvrir le couchsurfing et qui s’exclame qu’elle vient subitement de reprendre foi en l’humanité ; à cause de la petite dame de 77 ans que ses enfants vouvoient, qui crie SALUT aux radars, qui allume une « clope d’arrivée » quand elle voit la Tour Eiffel, et qui me laisse à la bouche de métro en me disant vous, vous m’avez réconciliée avec les auto-stoppeurs. Le soir même, sur le parvis de la mairie du XIème, on change la scène entre deux concerts et c’est cet air d’accordéon que je connais par cœur, et je hausse les épaules tant c’est évident, tant il ne pourrait pas en être autrement. C’est une journée à la Amélie Poulain, parce que le stop, je m’en rends compte, c’est aussi ça, c’est ma manière d’être moi, une énième façon d’être bien.

A Paris, je retrouve L. depuis le Kirghizstan, le serveur n’est tellement pas aimable que nous en rions, avant de conclure place d’Italie bon ben c’est comme si on s’était vues hier ! En même temps, la première fois qu’on s’était vues, toutes les deux, c’était déjà comme si c’était hier. Il y a des gens, comme ça ; tellement heureuse de les avoir croisés. A Paris, je lis sur les marches d’une église en attendant quelqu’une, je bois du thé en jolie compagnie, et je pique-nique sans me lasser, j’arrive en retard à un rendez-vous juste au bas des escaliers. C’est un peu la fin de l’été, l’étole ramenée par ma sœur de l’autre bout du monde est d’ores et déjà élue plus fabuleux et indispensable accessoire de ces mois à venir, la veste en lin est accrochée au sac, un tigron nous fait jouer à un deux trois soleil en s’étouffant de rire, les amies me parlent de rentrée, et j’écris dans mon agenda au crayon à papier. Des trouvailles et des retrouvailles, le romarin dans la tarte aux pêches, les bières avec les Faiseurs de ciel et de projets, l’écriture les matins et la vie la nuit, comme si ce n’était pas pareil, l’écriture et la vie, et tout ce qui s’ensuit.

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De Paris, je ne sais que les parcs, que les cafés, que les bords du canal, de Paris au fond je ne sais rien, surtout pas l’heure que le garçon d’à côté partout dans l’appartement a décidé de cacher ; un petit post-it orange en haut de l’écran de l’ordinateur pour qu’on ne sache pas, pour qu’on ne se fie qu’au jour, à la nuit, au jour, à la nuit, au sommeil, aux mots, aux intuitions, aux envies.

Le dimanche, je descends chercher les croissants et j’aime tourner la clé dans la serrure en sachant ne pas être seule ensuite, il y a mes pieds sur les siens, les traversées en radeau qui sont plein mais en réalité ne sont qu’une (ou ne sont qu’une mais en réalité sont plein ? pleines en tout cas), les creux de la nuit, les heures du matin, mes cauchemars qui le réveillent, les soirs fatigués, les mots jusqu’à tard, quand on se rendort en plein jour, le thé toujours froid parce qu’on l’oublie, la douceur toujours là parce qu’on ne l’oublie pas. Le dimanche, on trinque avec du jus de pamplemousse, à septembre. A sep-tendre. A s’étendre, à s’entendre, à l’idée des mois, à l’idée d’émoi.

Et puis c’est avec mon sac à dos que je vais rejoindre Ma. à côté du piano dans le hall 2, elle aussi avec tous ses bagages. On achète de quoi faire un énième pique-nique, et la caissière nous demande, vous partez, vous revenez ? et on se regarde en riant, si seulement on savait par où commencer… Ma. est certainement la personne avec qui c’est le plus drôle de devoir répondre à cette question, peut-être parce qu’à chaque fois qu’on se voit, c’est dans un pays différent, que d’autres surgissent toujours dans nos conversations, et que dans le fond, Paris ne compte pas vraiment. Nous nous séparons dans le métro, Porte de la Chapelle, un message de ma petite sœur sur mon répondeur attend que je la rappelle.

Direction Bruxelles, j’ai rendez-vous avec ma vie suivante. Je monte dans un taxi qui me dit que ce n’est pas parce qu’on est taxi qu’on ne peut pas prendre d’auto-stoppeurs. Sur une aire d’autoroute, un homme me demande si je suis partie de l’Istanbul en Turquie ou un Istanbul en France que je ne connais pas ? Dans une camionnette, une femme m’avoue qu’elle devrait prendre des auto-stoppeurs plus souvent, qu’elle parle plus comme ça, et mange moins de Haribos. Bruxelles, je sonne chez les copains et les rejoins pour un repas dans le jardin. J’aime arriver chez D&J à chaque fois que je rejoins cette ville, j’aime leur maison, les pièces en enfilade, le soleil qui éclabousse.

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A Bruxelles, comme il y a plus d’un an, un appartement visité égal un appartement adopté. Certains sont nés sous une bonne étoile, et certains sous quarante-sept, je suis de ces derniers je crois. A Bruxelles donc, dans un mois, je vais habiter dans un grand appartement lumineux que je suis allée visiter comme on va boire le thé chez une amie de longue date. Je suis arrivée en retard, je me suis laissée aspirer par la rue. La veille, alors que mon dernier conducteur m’avait déposée au métro, c’était l’heure de la lumière magique, celle qui rase et illumine, la lumière du soir, et là, debout à regarder le plan de la ville, avec l’odeur pile de Bruxelles qui me revenait, je savais pourquoi j’étais là, pourquoi c’était ici sinon rien, ici sinon quoi, ici sinon viens.

Plus tard, pas loin du parvis, terrasses blindées, le jour tombe sur l’église, je crois que je ne suis pas apte à vivre dans ce monde, elle dit, et je prends ça comme une baffe, ce monde c’est moi, c’est nous, c’est ce qu’on fait de tout, je fais mal et je voudrais ne pas, j’essaie de porter ma légèreté en bandoulière, un chauffeur m’a dit, ah vous n’êtes pas insensible alors, et surprise, je lui avais répondu que ce n’est pas en général l’adjectif qu’on emploie pour me décrire – je me demande à quel moment les autres construisent leur image de nous, et à eux, je leur demande s’ils prennent souvent des auto-stoppeurs, et souvent non, ils ont trop peur. La peinture à l’eau y est pour beaucoup, mon sac à dos, Vous avez une bonne tête. Vous chantiez, sur le bord de la route, n’est-ce pas ? Vous chantiez quoi ? Vous souriez, ça se voit. Vous aimez la vie, pas mal, vous, c’est ça ?

J’aime la vie, pas mal, moi, c’est ça.

J’aime la vie mais ça reste la vie, ça reste la vie qui finit et ce qui nous dépasse, ça reste les mécanismes qui s’encrassent et les mauvaises nouvelles au bout du fil qui font qu’on cherche la chaise d’un bar pour s’assoir. Qu’on cherche ensuite l’énergie pour mettre un pied devant l’autre et ne pas trop trembler, ne pas se casser la figure dans les escaliers. J’ai eu la voix de A. contre mon oreille à la station de métro, et les copains m’ont accueillie avec un bol de glace et du chocolat fondu dessus. Le lendemain, j’ai pris un train pour rentrer à Lyon, à la gare j’ai cherché longtemps mon quai, je me suis trompée de place, le garçon sur le siège à côté rentrait de voyage mais je n’avais pas la force de lui parler. A Lyon, il y a la famille. Ce qu’on se dit, ce qu’on s’invente, ce qu’on se raconte, ce qu’on se retrouve. Un poème serbe que je lis dans des habits même pas tout à fait noirs et le silence d’une église. Requiem. Une femme dont j’ignore le lien de parenté me dit qu’est-ce que vous avez l’air soudé, et j’ai à nouveau envie de pleurer. La famille. Ce qu’on se dit, ce qu’on se tait. Un dernier hommage à la peau qui frémit comme la peau du lait qui bout, et puis c’est tout. Depuis, j’ai souvent envie de dormir, je fais des bocaux de compote pêches-poires, et j’écoute ma sœur me raconter des histoires.

Dans le salon de coiffure tout à l’heure, je regardais mes cheveux tomber sur le sol enfin. Tout ce qui s’est passé depuis cet été 2013 qui ne me laisse au fond jamais le temps de respirer, cet été 2013 mais c’est moi qui le provoque tsé.

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tu vois ça s'embrase

Je lui écris dans un message je ne voudrais vous raconter d’ici que la lumière, des mots piqués à Aragon sur lequel je retombe en relisant de vieux carnets – je suis supposée faire du tri dans cette chambre lyonnaise que je reconnais vaguement, mais à chaque fois c’est la même chose, je me retrouve juste assise en tailleur sur le parquet à relire des bouts de moi d’il y a deux, trois, cinq ou sept ans ; de ces carnets je reconnais la forme, les couleurs, l’encre avec laquelle je les remplissais, je revois les sacs dans lesquels je les fourrais – celui en cuir piqué à Al., mes deux sacs orange du hasard, mon sac rouge à petits ronds colorés, et le vert et brun à fleurs d’hiver. J’éprouve une forme de tendresse pour cette fille que je reconnais parfois violemment, et parfois pas du tout ; je relis des bouts de romans que je recopiais, en me demandant quelquefois pourquoi, mais en frôlant souvent la même émotion. Je crois que je suis toujours touchée par les mêmes choses : ça se résume aux couleurs des ciels, aux écritures, aux hésitations ouvertes, et au petit décalage du quotidien. Cette fille, parfois, j’aimerais la prendre dans mes bras, et lui dire que ça va, que ça va, que ça ira, lui dire ce qu’elle fait, deux, trois, cinq, ou sept ans plus tard, qu’elle se barre à l’autre bout du monde et qu’elle rentre en stop, que c’est à la fois grave et doux et gai et joyeux et fou, je lui dirais que les étés continuent d’être lumineux, toujours plus, toujours mieux. Je m’étonne de lire en filigranes déjà tout ce qui continue à me questionner aujourd’hui, certaines avancées immenses, d’autres choses qui pointaient déjà, doucement à la surface, qu’il n’y avait plus qu’à saisir. Finalement, l’émotion tient à la prise de conscience qu’on devient soi ; une métamorphose.

Lyon donc, après quelques voitures. Quand je descends des véhicules – J. m’avait posée sous un début de pluie et n’avait pas osé partir tant que personne ne me prenait, je la voyais de l’autre côté de la route, et ça me faisait sourire – je prends quelques notes dans mon carnet, j’essaie de résumer les conversations en trois lignes, pour avoir un fil de pelote à tirer ; je sais que le reste reviendra, les intonations des gens, les mots qu’ils emploient, la façon qu’un homme a eue de répondre à mon merci beaucoup monsieur ! par un c’est au nom de Jésus Christ mademoiselle, la désinvolture joyeuse de cette prof de lettres guitariste dans un groupe de rock à ses heures perdues, la douleur assumée de celui qui n’a pas vu grandir sa fille parce qu’il était sur la route, l’étonnement tranquille de ce couple de retraités qui revient du Groenland, l’écoute délicate de cet homme qui me parle de la langue vietnamienne et de comment il se l’est appropriée, les yeux grand ouverts de ce gamin qui entre en 4ème et me dit, je ne savais pas que les profs faisaient ça, et lui-même ne sait pas s’il parle de lever le pouce au bord de la route, de peindre des pancartes multicolores avec une destination dessus, ou de partir habiter dans un pays dont on ignorait presque l’existence avant. Ici ou ailleurs, je continue mon expérience du monde.

Lyon d’abord, m’émeut. Son fleuve et le ciel qui m’accueillent, les moments que je passe assise dans la vieille ville à regarder les gens marcher, les petites rues que j’emprunte pour retrouver les endroits que j’aime. Et puis parfois, Lyon me dépasse, le discours anti-roms d’une mère à sa gamine de quatre ans dans le tram, ou la question qu’est-ce que je fous là ? qui vient me heurter les lèvres. Alors je cherche la playlist que La. m’avait faite au Kirghizstan, et qui me rappelle au cœur ce qui a été vécu et qui semble ne pas avoir existé parfois. C’est drôle, ce sont des chansons en anglais ou en français, qui n’ont rien à voir avec l’Asie, mais c’est simplement le fait de les avoir chantées tellement dans mon voyage, sur les routes rouges de Jeti-Öguz, dans le marchroutka et la poussière, ça les a liées à l’endroit. Si je cherche bien, j’ai même le goût de la kasha sous les arbres qui me revient.

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Et puis, tout le temps, il y a des tas de retrouvailles et des heures suspendues ; ma sœur pas vue depuis quinze mois et soudain là comme si on avait fait ça tout le temps : boire des bières en improvisant une tarte à quatre mains et en se racontant les chemins ; une tarte à la framboise coupée en deux ; des chips bleues pour un apéro sur les quais et des questions qu’on ose ; l’appartement des amies dans lequel j’ai tellement squatté et que je retrouve, sa vue sur Fourvière et les toits ; les marches devant la bourse du travail qui accueille encore nos mots à une heure du matin et dont on n’arrive plus à décoller avec K. ; un goûter émouvant qui se prolonge jusqu’à l’heure du dîner, l’herbe des quais, la sonnette colorée du vélo de C. ; les bières de l’autre côté du pont, avec des filles et des amoureux ; la soirée de départ de Lau au goût de sangria où il fait bon revoir tous les copains ; les petits-déjeuners avec A., deux fois parce que ça ne suffisait pas et les petits pains au chocolat blanc ; l’herbe avec Z. et sa robe à fleurs, ce qu’on tient à dire ; les retrouvailles avec Mam et son chapeau rouge, les récits qu’on ne sait pas où commencer et qui nous mènent jusqu’au tandoori derrière les Terreaux ; la glace aux Enfants gâtés avec S. et tous les mots, la belle façon qu’elle a de parler de ses filles ; mon restaurant indien préféré avec mon père ; la recherche d’un café ouvert un lundi d’août pour une heure avec M., rencontrée à Bichkek il y a déjà une vie de ça ; le bonheur énorme de retrouver Al. après presque deux ans, Al. la lumineuse, ses grands gestes, son émerveillement des choses et quand elle dit, tu vois ça s’embrase ! Je revois les douces amies et les chères sœurs, elles me racontent les évidences, et cette année folle, ce qu’elles ont appris ici ou à l’autre bout du bout du monde, quand on avait neuf heures de décalage horaire entre nous.

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Samedi soir, nous allons avec K. à la friche artistique, il y a une batucada et j’aime l’accompagner là alors qu’elle rentre tout juste du Brésil, j’aime bien voir dans ses yeux les souvenirs que ça ravive. Il se met à pleuvoir et d’abord nous nous calons sous un porche, mais quand ma robe violette se retrouve trempée, je me dis que je ne suis plus à ça près, et je m’avance à nouveau dans la rue, danser danser danser sous la pluie qui me dégouline dans le dos, dans cette averse immense qui transforme la chaussée en rivière, je voudrais être pieds nus, je voudrais être entière. Je repense au mail de C. où elle me parlait du mouvement de la danse, et puis je danse encore pour ne pas penser trop fort.

Jeudi, je sors du métro et lève à nouveau le pouce, cette fois je n’ai pas de sac à dos, et je me sens légère, je pars voir Lotte et c’est la meilleure chose à faire ; je l’ai prévenue, il est possible que je fonde en larmes quand j’arrive, ce sera l’émotion qui remonte et décante,et dans son message que je lis avant de monter dans un camion, elle dit, viens avec ce que tu as, sourires ou larmes je prends tout. C’est comme si chaque semaine depuis deux mois cherchait à décrocher le prix de la semaine la plus intense de l’été 2013, je suis toujours autant brassée par la vie. Huit heures de mots ininterrompus, les nôtres et ceux des autres, quand elle met sa bibliothèque en cartons et que je lui lis des textes de Lagarce allongée sur le lit. On repense aux mails qu’on s’écrivait au printemps, qui s’empilaient dans la discussion le printemps des chamboulements,on se dit qu’on pourrait continuer en changeant juste la saison.

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Un jour, je suis à la maternité à observer les grands yeux d’un petit être qui n’a même pas encore vingt-quatre heures, le lendemain dans une maison de retraite à caresser pendant un long moment une main dont la peau fripe et frémit. Je dis à celle qui est venue avec moi, ça me fait penser à la peau du lait qui bout. Je lis à mi-voix la carte postale que j’avais postée d’Italie, elle n’ouvre pas les yeux, ne me reconnaît pas, je regarde par la fenêtre, je pense à une chanson de Delerm, mais c’est la musique serbe que D. jouait à l’accordéon à Belgrade que je fredonne, j’en change les paroles, je voudrais quelque chose qui dise tout ce qui se fracasse en moi. Un jour à la maternité et le lendemain à la maison de retraite, peut-être que ça résume, toutes les montagnes russes, tous les lacs et toutes les routes, tous les points de vue possibles, et Baricco et son Océan mer que j’ai enfin retrouvés sur mon étagère, “Je voulais dire que la vie, je la veux, je ferai n’importe quoi pour l’avoir, toute la vie possible, même si je deviens folle, peu importe, je deviendrai folle tant pis mais la vie je ne veux pas la rater, je la veux vraiment, même si ça devait faire mal à en mourir c’est vivre que je veux. J’y arriverai, n’est-ce pas ? N’est-ce pas que j’y arriverai ?”

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la teneur des mots

Fille du mouvement / presque deux mois déjà que je n'ai pas dormi autant de nuits / dans un même lieu / dans un même lit ; c'était le début du poème de marche de Normandie, mais c'était finalement valable pour ici aussi. En bouclant mon sac à dos tout à l'heure pour un départ demain matin, j'ai eu l'impression de retrouver quelqu'un que je connaîtrais par cœur ; ses secrets, ses failles, et ce que lui garde de moi – ma mère parle de l'odeur de voyage de celui qui est arrivé chez elle et que j'irai récupérer bientôt. Je suis dans une grande maison dans un village au milieu des Vosges, une grande maison que je ne connaissais qu'en plein hiver. Je sais la chance incroyable que j'ai d'avoir passé les dix derniers jours ici, entre la mezzanine depuis laquelle je peux voir l'atelier de J., la cuisine et le jardin souvent éclaboussé de soleil. Sur les marches de l'escalier en bois qui mène au bureau dans lequel j'essaie de travailler, il y a les pages imprimées interligne double times 12, en haut, l'expérience, et on n'écrit que ce qu'on est. Que ce qu'on sait.

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Après un an passé dans un appartement presque vide parce qu'on avait chacun avec le Colocataire seulement deux sacs à dos pour le remplir, je retrouve ici une maison habitée depuis un tas d'années avec des souvenirs et des histoires dans tous les coins. Ca m'émeut, j'en prends conscience dans l'encadrement de la porte-fenêtre. J'ai été toute la semaine dans un besoin insatiable de mots et de poésie, et dans cette maison pleine de livres, je pioche partout, Mathias Enard et les mots russes depuis le transsibérien mais sur la pierre chauffée par le soleil, Serge Pey avant de me mettre à l'ordinateur, dans l'aube et dans le lit, Duras, Claude Esteban. Je me chante à moi-même des chansons traditionnelles en serbe et des chants révolutionnaires italiens, j'écoute encore Bashung et encore Loïc Lantoine, je feuillette Nancy Huston, Catherine Ysmal, Giovannoni. Je lis le dernier livre de J. bien sûr, en me réveillant d'une sieste, et puis je vais chercher des bouts de l’Antigone de Bauchau, des poèmes en turc ou en portugais, je pense aux si chères sœurs et amies que j'ai hâte de retrouver, je pense au garçon d'à côté. Je lis plus que je n'écris, mais surtout, je regarde le plafond ou le dehors encore plus que je ne lis ; cet été est un thé glacé qu'il faut encore laisser infuser.

On petit-déjeune presque toujours sur la terrasse, de la confiture de reine-claudes sur du pain frais ; en fin de journée, on boit une bière blanche ou un porto sur le banc en bois. Il y a le goût du cheesecake, ou du gâteau au chocolat et aux framboises, des gourmandises. On termine une bouteille de vin, P. écrit dans le jardin. On part se promener avec J., et toujours, on parle d'écriture ou de désir, mais souvent les deux finissent par se mélanger, parce qu'au fond, est-ce que ce n'est pas la même histoire ? Quand on rentre plus tard de notre balade dans la lumière du soir, la cuisine sent les épices et Bach résonne dans le salon. Lorsque la maison est déserte, le chat roux me rejoint dans la mezzanine, il se cale à côté de l'ordinateur et je ne sais pas lequel ronronne le plus fort. Après tout le mouvement des derniers mois, j'apprends le voyage immobile, je m'émerveille de ce qui est là.

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Un soir ou deux, on s'installe dans le salon, J. sur le canapé, P. sur une chaise en fer, K. dans le fauteuil à côté de moi, on allume chacun les petites lampes au-dessus ou à côté de nous, pour pouvoir lire aux autres, des petits bouts de ce qui s'écrit, de ce qui se crée. Je cherche un souffle, la voix d'un personnage que j'ai un peu perdu(e). J'écoute ce qui se dit partout en moi.

Ici, je suis entourée de bienveillance. Un matin où je lutte avec mes choix, mes rêves et mes réalités et me rendors tard pour ne pas y penser, K. vient me rejoindre sur le lit, et nous nous racontons des bouts de vie ; le ciel par le velux est blanc, un peu gris. Les blagues de P. me font rire, les mots de J. me touchent. En bas, on joue du jazz. Dans mon document word, je m'arrête au milieu de mes phrases.

Un jour, nous prenons la voiture avec J. et K. Elles peuvent chanter par cœur tout ce qui passe sur Nostalgie, et j'adore les écouter, me joindre à elles quand je peux. C'est une escapade strasbourgeoise pour oublier que je bute sur mon texte, et pour changer d'air un peu. Dans l'ombre de la cathédrale, il y a M. qui m'attend, j'aime tellement quand la vie virtuelle saute à pieds joints dans le réel. M. ne saute pas mais elle sautille, sa façon de marcher est une danse, en même temps qu'un apaisement. Nous sommes rejointes par L. dont je découvre et aime les mots, la texture de la voix. C'est une belle journée, à prendre des photos et à manger dans un café au chouette nom, à nous raconter les espoirs et les hésitations. Quand je retrouve J. et K., j'ai l'impression d'avoir engrangé à nouveau mille choses à penser, à réfléchir, à raconter ; et dans de jolies librairies nous cherchons des agendas, et des petits carnets pour notre (non-)rentrée.

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Demain, je reprendrai mon bloc-notes et mes peintures multicolores et continuerai de traverser la France et l'été. Ma peau s'éclaircit déjà un peu, je repense aux voitures qui depuis Paris m'ont conduite jusqu'ici. Un trajet noué dans un beau silence, un récit de Saint-Jacques de Compostelle à pied, une fille que j'ai remerciée de me parler anglais, un petit accent allemand en français. Quatre heures et demie d'attente dans la capitale, comme pour me laisser le temps de réaliser que je partais, mais rien à faire, je ne réalisais rien. Cette fois-là, il n'y avait pas pire comme vue pour faire du stop, un mur marron et une enseigne verte, un pont qui branle sous les trains, d'habitude il y a la forêt, la mer, les tournesols ou les ciels, alors forcément, c'était un peu rude.

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D'habitude il y a la forêt, la mer, les tournesols ou les ciels ; les cartes, l'atlas, le radeau. Je n'ai jamais autant aimé la teneur de ce mot, bientôt.

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des frissons de la vie des gens

dimanche 28 juillet / Dans une rue de Sofia, il y a cet énorme œuf doré, posé sur un trottoir. A côté, une plaque dit egg of happiness et en dessous, touch the egg and make a wish. Je suis fascinée par cet œuf du bonheur, je le regarde et je regarde les gens qui passent devant ; ceux qui ne semblent même pas le remarquer, ceux qui le frôlent l'air de rien, qui l'effleurent à peine, d'une phalange, d'un ongle, qui n'y croient pas mais quand même, ceux qui posent leurs mains bien à plat comme les enfants qui écrasent les leurs sur des vitres pour voir de l'autre côté, et ceux même, qui s'arrêtent devant l’œuf et l'étreignent vraiment, comme une amie qu'on retrouve après longtemps. Je passe tant de temps absorbée par cet œuf et ses passages que j'oublie que L. m'attend avec plein de plats bulgares et des histoires, et je presse le pas ensuite pour la rejoindre.

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Depuis Sofia, souvent dans les voitures dans lesquelles je monte, j'essaie d'imaginer mes chauffeurs passer à côté de l’œuf du bonheur, et je me demande quelle serait leur réaction à eux, ce qu'ils feraient de ce bout de rue et de cette sculpture un peu incongrue.

*

mardi 30 juillet / Je suis finalement arrivée à destination dimanche, même si destination est un grand mot, parce que je repars ensuite, parce que je crois bien que je repars toujours. Mais je suis arrivée là où je m'étais promis d'être, la seule date qui jalonnait l'été. Je suis en Normandie, près d'une plage où je reviens chaque été depuis trois ans, près de la mer, près des herbes hautes, des chardons et du village fantôme. Ici, il y a des retrouvailles par dizaines, ça me berce comme les vagues que j'observe de loin à marée basse. J'ai un besoin gigantesque d'étreintes, et sous le ciel grisonnant, j'écoute Loïc Lantoine jusqu'aux larmes – j'ai besoin de vous souvenir, et si ce soir je vais pleurer / ben demain je va revenir.

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Je me sens tellement bien dans le voyage, dans ce voyage, si vous saviez, dans le mouvement, avec cette impression qu'il est si simple de vivre, de respirer, de rencontrer, d'avancer, de prendre la route, d'être seule et d'être bien, que je me demande souvent si m'arrêter est une bonne idée, si choisir un lieu un seul un vrai – comme je l'ai un peu, comme je l'ai presque, comme je l'ai tout à fait fait, est cohérent. Je sais aussi que c'est ce dont j'ai besoin pour les projets à venir, pour mes petites écritures, et pour certains sourires. Je voudrais juste mille vies à la fois, et quoi que j'en dise, je n'ai toujours pas fait le deuil de cette impossibilité-là.

Pour venir jusqu'ici, il y a eu quarante-trois voitures, j'ai tracé un petit bâton à chaque fois sur mon bloc-notes. Il y a eu aussi sept pays, des fruits et des légumes achetés sur des dizaines de marchés, et des nuits chez des copains, dans une grange, chez des couchsurfeurs, à la belle étoile, et chez de parfaits inconnus rencontrés quelques dizaines de minutes plus tôt. A Zagreb, M. disait qu'il fallait faire un vœu à chaque fois qu'on s'endormait dans un nouveau lieu ; j'ai fait vingt vœux, j'ai fait des vœux tout le temps, et maintenant j'attends.

Je suis donc là, Normandie, et je suis pleine comme si l'implosion guettait, quand est-ce que ça décante, quand est-ce qu'on laisse un voyage pareil faire son chemin, qu'on lui laisse l'occasion de se transformer en terreau d'écriture ? Quand ? Alors ce matin, je ne vais pas jusqu'au presbytère et je ne propose pas d'atelier de poésie, ce matin je suis avec la douce F. devant le petit café fermé, on mange un croissant et les miettes glissent sur les couleurs de mes vêtements, nous sommes toutes les deux assises sur la marche avec nos ordinateurs, c'est bien. Je suis là puis sur la plage, les pieds dans l'eau, il n'y a que les mouettes qui se foutent du silence, et plus tard encore, je prends la clé de la maison dans le pot de fleurs, c'est une maison déserte, où le saladier d'abricots ne semble jamais pouvoir se vider.

*

mercredi 7 août / A Sofia, gare centrale est écrit en français sur le fronton. J'y prends un train de nuit pour Belgrade, le seul train, je l'espère, de l'été, le train du souffle à reprendre et de la confiance à retrouver après la Turquie, je reste longtemps accoudée à la vitre, penchée vers les rails, l'air s'engouffre dans le wagon. Je repense au mail que j'ai reçu quelques heures plus tôt (merci), aux rencontres qu'il promet, et je sais que j'ai de la chance. A l'arrivée, il y a D. qui est là, ça fait si longtemps qu'on ne m'a pas attendue dans une gare. Elle a des fruits et des biscuits, elle a ses cheveux courts qui lui vont si bien, son sourire accroché à ses yeux fatigués, et chez elle, nous buvons du thé en nous racontant des histoires avant qu'elle ne parte travailler.

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Belgrade ; je vois les quais de la Sava, les bateaux sur lesquels on boit des bières, et cette usine désaffectée dont on monte tous les escaliers, septième étage, la vue, le jazz. Belgrade aussi, les glaces qu'on ne paie pas, et les cafés où l'on trouve des machines à coudre, une famille joue au tennis contre le mur d'une cathédrale. Je retrouve l'accordéon et la voix de D. qui s'amuse, on ressort des partitions, on retrouve des mots, il manque à peine un piano.

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Sur les murs de l'appartement de D., il y a des mind-maps dans lesquelles elle met tout ce qui fait sa vie, et alors on écrit la mienne, je parle et je la vois sortir ses crayons de couleur. A la fin, sur la feuille, c'est le bordel, mais ça me paraît très réussi. Je glisse le schéma dans ma pochette rouge, et je le regarde de temps en temps, voir ce qu'il dit.

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Je quitte D. un petit matin après avoir déjeuné à la fontaine, je prends un bus pour le bout de la ville, je monte sur un pont, le pouce à nouveau en l'air. J'attends longtemps, j'invente des chansons, un homme me prend dans sa fourgonnette, me laisse et me reprend une heure plus tard et quelques kilomètres plus loin quand il a fini de travailler. Ca nous fait rire, il me souhaite bonne chance, mais malgré ça, Sarajevo m'échappe une nouvelle fois ; je voulais y être le soir même, mais je ne suis que dans un champ au milieu de la campagne serbe. Dans ma nuit à la belle étoile / Seule quelque part en Serbie / Je n'en mène pas large / Mais à qui / Je le dis ? Je déroule mon duvet au plus près des maïs, au plus loin de l'humidité, je grignote du chocolat en regardant le soleil, et je me couche avec lui, en fermant les yeux sur les ombres tout autour. Plus tard dans la nuit, il y a le ciel si incroyable que je me dis que c'est au moins pour ça que je suis là. 14 juillet, je n'ai pas besoin de feu d'artifices – ni de fête nationale d'ailleurs, j'ai le ciel entier pour moi.

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Je n'ai pas vu Sarajevo ; je suis repartie tôt de ma campagne serbe enrobée de silence, c'est un homme qui m'avance de quelques kilomètres et me laisse au village ; il parle très lentement pour que je comprenne avec mon mélange de russe et de slovène, et je lui en suis incroyablement reconnaissante. Là où il me laisse, je vois pour la première fois une cigogne se déployer dans son nid et cette image m'émeut – il faut dire que dans ce voyage, tout m'émeut, tout me touche à un point de presque non-retour ; et ça me va. Je veux bien être celle qui se mord les lèvres dans une voiture tellement elle est bouleversée par ce qui se dit, par ce qui se tisse entre des gens en si peu de temps, celle qui fond en larmes pendant un concert dans une forêt slovène avec cent personnes sur scène simplement parce que l'énergie dégagée là est si belle et gigantesque, ou celle qui s'effondre dans les bras d'Agathe en arrivant au bout d'un poème de marche parce que toujours le rapport à la terre, à la lumière, au ciel, et à soi au milieu de tout ça me chamboule ; je veux bien être celle qui se perd trop loin dans la beauté d'un lieu jusqu'à s'en brûler les yeux. Oui, je veux bien être celle qui pleure trop sans que ce soit douloureux, c'est comme si ce voyage venait laver quelque chose en moi, venait laver quelque chose de moi. Un jour, on parle de tempérance, et le terme revient une semaine plus tard dans une autre bouche par hasard. Ca me fait sourire, mais je crois que ce n'est pas encore pour moi.

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Je n'ai pas vu Sarajevo ; je me fais refouler à la frontière bosniaque et alors que je demi-tourne sur le pont, j'ai le droit à un nouveau tampon. J'ai donc quitté un pays sans être entrée dans un autre, je me dis que du haut de cette rivière, l'espace de quelques minutes, j'ai été nulle part, et la sensation est bizarre. Je prends un autre pont où l'on veut bien de moi, et plus tard sur la route, quand je découvre au hasard d'un virage la vue sur la Drina, je décide que c'était là ma destination. Qu'il n'y a pas besoin de Sarajevo. Pas pour cette fois. Alors je reprends doucement le chemin afin de trouver un endroit où dormir, et la vie fait bien les choses puisque je me retrouve à parler à un homme, un grand clown, qui m'invite à boire un café. Sa femme a de grands yeux bienveillants, tous deux, ils me racontent la vie, la maison, Sarajevo qu'ils ont quittée quand leur dernière fille était petite – maintenant elle ne parle pas beaucoup, c'est une taiseuse ; il dit que c'est à cause des bombes, que quand on est petit, on ne peut pas entendre des bombes, que ça bouffe ensuite, que ça bouffe toute une vie. Il dit exactement il ne faut pas mettre des bombes dans les oreilles ni dans les yeux des enfants. Lui me montre aussi les flûtes qu'il sculpte dans le bois sans savoir en jouer ; une carte postale qu'il a reçue un jour en français ; un album photo où la plupart des clichés sont mal cadrés. Entre temps, sa femme a préparé à manger, et il y a quelque chose qui se dénoue en moi, qui se résout du fait de se poser à un endroit, et ils me proposent de rester dormir là, de repartir le lendemain. Je repense à D. qui me demandait, tu n'as pas ça, parfois, le sentiment qu'il va se passer quelque chose, et qu'il faut juste faire confiance ? On fait un tour en barque sur l'eau, il aligne tous les mots de français qu'il connaît, bonjour mademoiselle à droite c'est par où la gare l'hôtel taxi à gauche merci madame monsieur voilà. Je m'endors dans une petite chambre au bord de l'eau alors qu'il commence à pleuvoir, en pensant à la vie dingue.

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Alors non, je n'ai pas vu Sarajevo, mais c'est loin d'être grave. Plus tard, c'est un vieux monsieur qui m'a conduite jusqu'à la frontière avec la Croatie, me laissant là-bas avec un café dans le ventre, un sac de fruits du jardin et des paquets de biscuits. Il a fait du stop en Irak, il me raconte des histoires, j'en partage aussi quelques unes, le jour se lève doucement, j'ai des frissons de la vie des gens. Quand je le remercie de m'avoir amenée si loin avec un oiseau en origami, il sourit et dit, c'est pas moi, c'est Renault ! en tapotant le volant de la voiture.

A la frontière, je recopie des poèmes au dos de mes panneaux de stop pour avoir des choses à apprendre par cœur sur la route, et Max Jacob m'accompagne alors que je traverse le pont. Je me dirige vers Zagreb, je marche, je marche, je suis légère et bien, j'ai pour moi la poésie, la route, la joie, l'impatience des retrouvailles, et une femme qui quand je lui demande le chemin m'applaudit. Que faudrait-il de plus ? je ne vois pas.

Dans la voiture suivante, alors que ça fait trois secondes à peine que je lève le pouce, Mile me demande comment ça se fait que je parle croate et je ris de faire illusion. Il s'émerveille dès que j'emploie un mot un peu complexe – mais je lui explique à chaque fois que c'est le même en français. C'est un homme qui parle fort et raconte beaucoup, il me parle de la crise, de la baisse du niveau de vie, de la musique qu'il écoute, de l'Allemagne où il a habité, mais il est revenu. Quand je lui demande pourquoi, il me dit, parce que des fois, tu sais que ton cœur est ici. Tu comprends ? Il est où, toi, ton cœur ? Et la question dans le petit habitacle reste en suspension. Mile me dépose au péage de l'autoroute, environ dix mètres après le panneau qui indique en géant que le stop est interdit en Croatie, et il va parler à la femme dans la petite cabine, quand il revient, il me dit qu'il lui a expliqué, cette fille, là, elle fait un voyage en stop depuis l'autre bout de l'Europe, mais elle ne fait rien d'interdit, parce que ça ne devrait pas être interdit d'aller rencontrer des gens dans d'autres pays, alors il ne faut rien lui dire, d'accord ? Et je sens ma gorge se nouer d'un coup devant cette bienveillance hallucinante. Je bricole un oiseau dans un ticket de caisse avant de le laisser repartir.

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Je fais les 350km qui restent jusqu'à Zagreb dans un camion dix tonnes avec un homme qui déborde de questions sur le Kirghizstan. Nous faisons un petit festin dans le camion, et j'adore qu'il me fasse découvrir ce qui est comme sa deuxième maison. A la pause, il sort son réchaud sur le parking pour faire du café, la grande porte protège le feu du vent, il me montre des photos de son enfant. Il me parle de la tolérance qu'il faudrait avoir entre les religions, il connaît toutes les routes d'Europe et quand je lui demande ce qu'il en est des langues, comment il fait pour communiquer dans tous les lieux où il travaille, il m'explique qu'il sait dire signez ici s'il vous plaît en douze langues environ, et il me fait une récitation. Je ris, je ris de ces rencontres, de cette curiosité, de mes préjugés qui explosent, je ris de ce trajet, de cette idée de faire ça qui a surgi il y a quelques mois déjà. Il me laisse sur la bande d'arrêt d'urgence parce que son camion ne peut pas entrer dans la ville, et alors que je marche au plus près de la rambarde, je croise les doigts très fort pour ne pas mourir là.

Zagreb est le terrain de glissement du voyage en solitaire au voyage en duo, pourtant, je ne pense pas à aller jusqu'à l'aéroport. Bientôt, C. est là, ses cheveux sont plus courts que dans mon souvenir, et c'est fou de la voir ici ; nous mangeons les poires de mon conducteur de la veille à l'ombre du jardin botanique. Depuis le haut de la ville, je la regarde fermer les yeux sous le soleil comme quelqu'un qui y goûte pour la première fois après un long moment, et j'essaie de me souvenir de cette sensation, moi qui depuis deux mois me fonds dans la chaleur et lape la lumière comme un chat. Notre couchsurfeuse a un appartement dont chaque mur est d'une couleur différente et elle nous explique qu'elle accueille des gens pour son fils de douze ans, pour lui montrer qu'il existe d'autres personnes, d'autres pays, d'autres expériences et manières de penser, et je les trouve beaux tous les deux dans ce choix-là. De Zagreb on s'échappe pour lui préférer la forêt, les grands arbres dans la descente, et le tram minuscule qui nous ramène là où l'on danse le tango le jeudi soir, sous le kiosque dans le parc.

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Le stop avec C. est presque trop facile, le chauffeur de bus sort de sa petite cabine pour nous indiquer que l'on doit descendre, nous n'attendons presque pas, nous pouvons parler en anglais dans les voitures, les gens prennent les plus jolies routes exprès pour nous, et même quand nous avons l'impression d'être dans le spot le moins pratique du monde, quelqu'un s'arrête. A Ljubljana, nous sommes huit à attendre au même endroit, alors nous faisons des photos et nous nous demandons nos chemins. Il y a un garçon qui va de Pologne en Grèce, qui enseigne les maths pour l'argent, mais en vrai, apprend la médecine chinoise. Il y a des rencontres, partout, tout le temps.

Nous passons deux jours dans un lieu fou en Slovénie, dans une forêt où l'on s'attend à voir apparaître des elfes un peu partout. Il y a de petites scènes cachées derrière des arbres, des gens qui jonglent, un programme dans une langue qui m'est à la fois très familière et lointaine, des bulles de savon énormes, et des gamins qui courent tout le temps. Des danses traditionnelles s'improvisent devant la grande scène, je m'endors entre deux bancs de paille pendant un concert énorme, ici je n'ai pas peur de la foule. Dans ce festival dingue, il y a les retrouvailles avec Andrej d'une évidence telle, et quand on danse ensemble, et quand on boit ensemble, et quand on parle ensemble, quand on rit de se retrouver et qu'on enchaîne les blagues pour ensuite glisser à des mots très sérieux, à des confidences immédiates, chuchotées à l'oreille à cause de la musique qui envahit tout. Ana porte une longue tunique blanche et un chapeau, des perles sont accrochées à ses cheveux, j'aime toujours autant sa façon de parler, ses mimiques et ses intonations. Nous dormons dans une grange, dans le creux que fait la paille, avec un âne au-dessous de nous. Le matin, il y a du café et des yeux fatigués. Le goût des figues, mon prénom que j'entends quand je passe et les gens que je n'ai pas vus depuis trois ans et que je retrouve soudain ici, joyeusement. Je danse jusqu'à 4h30 du matin et alors que la nuit se fait plus claire, la fanfare descend de scène et s'enfonce dans la forêt, instruments en bandoulière. Je pars dans la direction opposée pour aller réveiller C. pour qu'elle vienne voir ça, le soleil se lever. Et nous repartons, cherchons le chemin, rejoignons les autres, déjà installés ; une fille chante, et un accordéon joue encore. Nous sommes tous allongés dans les herbes hautes, à guetter le ciel quand les yeux ne piquent pas trop. Quand le soleil apparaît lentement, l'air crépite d'applaudissements ; nous pouvons respirer, redescendre, dormir deux heures, boire un café au son de l'ukulélé et des énigmes qu'on se raconte, étreindre les au revoir, et reprendre la route.

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Sur la côte slovène, un serveur nous offre du limoncello pour l'anniversaire de C., qui, plus tard, nage pendant que je regarde la mer. C'est une journée douce de lumière, cette promenade, ces escaliers, la folie d'être là, le matin dans la forêt, le midi au bord de l'eau, le soir dans la capitale. En fait, pendant tout ce voyage à deux, on s'émerveille de ce qui se dresse sur le chemin, les lieux fous, les gens dingues, et on se demande à quoi ça tient, toute cette chance, cette émotion du monde, et ce vieil Italien qui nous dit de garder notre joie et notre fantaisie, que c'est comme ça qu'il faut vivre, que lui en tout cas a essayé.

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A Ljubljana, on débarque chez les copains qu'on retrouve l'air de rien, avec du schnaps, un repas parfait, des mots sur le balcon comme il y a – quelques vies ? – juste deux années. Et le lendemain, revoir la copine suédoise qui réfléchit aux changements climatiques quelque part tout au nord du monde, le copain argentin qui observe les oiseaux, la copine slovène qui fait du théâtre de rue, et je pense que c'est tellement incroyable d'avoir croisé tous ces gens déjà sur mon chemin, et de pouvoir les retrouver, un, deux, trois ans plus tard et manger des glaces en se permettant de faire ça, d'exploser le temps et la distance et les silences.

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Nous quittons la Slovénie et j'ai le sentiment que tout va trop vite, que ce voyage pourrait se diluer dans le temps, que je voudrais passer deux, trois fois plus de temps dans chaque lieu, mais voici déjà l'Italie. Je quitte donc en vrac, un de mes pays d'adoption, toutes les langues slaves qui me suivent depuis presque un an maintenant, et des amis chers. Mais à Trieste, il y a cette immense place sur la mer, des ruelles, un couchsurfeur qui pousse à penser autrement, une immense maison en haut d'une colline et un restaurant végétarien.

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A Turin, je pense ce voyage est désarmant, ce voyage me bouscule, me bouleverse, me chamboule ; ce voyage ne ressemble à rien de ce que j'ai déjà fait, il est neuf, intact, beau, et poignant de la justesse des choses. Je quitte des peaux successives dans la chaleur des lieux. J'aime trop les récits d'histoires d'amour ratées avec des Françaises du vieil Italien, j'aime trop le festin que déballe pour nous notre chauffeur roumain dans son camion et les shots d'alcool de cerise qu'il nous fait boire sur l'aire d'autoroute avant de nous laisser repartir et tous les mots que C. me traduit parce que je ne les comprends pas, j'aime trop qu'il nous dise qu'on va rester coincées sur cette aire parce que les Italiens ne prennent pas en stop, à moins qu'un Roumain ne passe par là, et que nos deux véhicules suivants soient effectivement conduits par des Roumains.

J'aime trop.

A Turin, nous dormons dans une communauté dont l'existence me touche affreusement. Le lendemain, nous parlons avec un homme installé dans son fauteuil devant un magasin de tissus et nous finissons par lui laisser nos sacs pour la journée : le prix de la consigne à la gare nous avait minées. C. dit, en fait, quand tu commences à vivre avec moins d'argent, tu rencontres des gens. Nous mangeons une glace à la pistache cachées près d'une cour d'immeuble en travaux et achetons de la mozzarella sur le marché parce que je n'en ai jamais goûtée, une comme ça, une vraie. Nous dormons dans un chouette appart dont la propriétaire ne cesse de s'excuser du désordre. Au matin, elle glisse des feuilles de basilic cueillies sur le balcon dans notre sac à pique-nique, c'est le jour du retour, il faut bien l'adoucir.

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L'arrivée à Lyon est violente, un goût de fin de voyage même si ce n'est pas le cas, un goût de rien, un goût de ville dont je n'ai pas envie, alors C. propose d'aller au cinéma, nous cacher dans la vie des autres, et nous faisons ça, ma salle préférée, un film en noir et blanc, c'est quoi la vie des autres gens ?

A Lyon, je vide mon sac et choisis quatre t-shirts pour remplacer ceux qui m'accompagnaient depuis trop de temps. Et puis voilà, je suis prête à repartir. Alors au petit matin, depuis le bout du pont, depuis la vue sur la rivière qui toujours avec moi sait y faire, je refais une pancarte peinture à l'eau. Avec C., on se quitte sur une aire d'autoroute vers Châlon, les chemins se séparent, le mien continue vers le nord, les stations essence ne sont pas les meilleurs endroits pour dire au revoir.

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Une fois que le van aménagé qui nous a conduites jusqu'ici a disparu, je me poste devant le magasin et j'essaie de faire le clown un peu, pour ne pas trop penser. Je monte dans dix voitures différentes, un dessinateur m'offre un parapluie, une Sénégalaise une énergie incroyable, des policiers m'avancent de quelques kilomètres, une fille me parle passionnément de chevaux de courses et je reste fascinée, des couples partent en vacances, et je discute théâtre, musique et poésie pendant deux heures avec un garçon dequatorze ans, il rajoute, et demi !

J'échappe aux orages presque à chaque fois, mais à 22h30 au bord de la nationale, après un coucher de soleil qui dit bien quelque chose de la beauté du monde, je me dis que le plan foireux devait forcément arriver à un moment ou à un autre. Il bruine, il fait noir et déjà un peu froid ; est-ce que c'est possible de manquer sa destination de 50 kilomètres ? C'est un dernier couple qui s'arrête, et qui me convainc de passer la nuit là où ils vont avant de repartir le lendemain. Là où ils vont, c'est chez les parents du copain de la fille de la femme, et c'est comme ça que je me retrouve à 1h du matin, après dix-sept heures sur la route, à aspirer l'eau dans le garage inondé de parfaits inconnus au beau milieu de la Normandie. Et plus j'y pense et plus je ris. Quand nous montons à l'étage, il y a une énorme marmite de pâtes et une bouteille de vin, nous buvons jusqu'à tard, déjà trois heures du matin. Le lendemain, le petit-déjeuner est joyeux, les mots sur la terrasse aussi ; je suis presque à bon port, ils m'y conduisent aussi.

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Là, il suffit de franchir les derniers mètres, de retrouver la maison à l'intuition, de pousser le portillon blanc, je vois déjà Mar et V. sur la terrasse derrière la haie, je peux poser mon sac, et commencer à retrouver les gens. De la semaine normande, je retiens des mots, des vers et des traductions imaginaires, les déjeuners sur l'herbe et les repas parfaits préparés par les hommes, les verres de vin qu'on partage, la justesse d'Agatha Cristal, et mon bonheur de les voir si bien s'entendre avec F. même si je n'en avais jamais douté, les blagues de C. pendant que R. debout près de la souche annonce le programme des ateliers comme chaque été. Il y a ce moment très doux près du mur de pierres où avec N., on s'apprend chacune un poème, un quatrain après l'autre. Il y a la mer aux grandes heures du soir plus qu'aux petits matins, les croissants du déjeuner que V. rapporte et le pain sous la confiture maison, les morceaux de piano que je joue tant bien que mal dans la salle du restaurant fou du bord de mer. J'ai toujours du sable dans mes chaussures, et les pieds nus dès que je peux, mille émotions en vrac, et à la sortie des ateliers, des demi-pêches et des pêches entières. Je me souviens à quel point j'aime écrire et faire écrire, même si souvent je ne suis pas sûre de ce que je propose, mais un pied devant l'autre, pas de tragédie.

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Pour finir la semaine, il y a soudain M. avec son sac à dos dans la salle polyvalente où on a déballé les plats de chacun, et ouvert les bouteilles de vin. C'est fou qu'il soit là, c'est fou de mélanger les mondes, de faire se rencontrer ceux qui nous sont précieux. On part autour du grand feu de bois au fond du jardin, pour chanter Nougaro et Moustaki et dire au revoir, puis à la mer dans la tempête de sable et les étoiles filantes où je suis bien incapable de retrouver notre chemin parmi les dunes. Le lendemain midi, on pique-nique sur la plage avant de reprendre la route avec celles que M. appellera vite nos tantes, et dans la voiture, j'aime bien somnoler en les entendant parler tous les trois, en l'écoutant les tutoyer si facilement. Je peux m'endormir, tranquillement.

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Le week-end ne ressemble à rien de ce qu'on avait imaginé : nous comptions pousser vers le nord, aller voir la maison de Prévert, et trouver des cistes et camper, mais il y a finalement les fous rires en cherchant des adresses qui n'existent pas, et la décision de rejoindre une maison magique près du Mont Saint-Michel. C'est une maison presque inhabitée, avec pour nous une chambre bleue et un petit mot sur la porte. Nous marchons jusqu'à la pointe, nous pique-niquons au bord du soleil, verres de vin fabriqués dans une bouteille en plastique. Mar et R. sont fabuleuses d'humour et de simplicité, et là, assis tous les quatre, elles sur un banc bien mis, nous sur l'herbe devant, je bénis l'imprévu et l'improvisation. Le dimanche après avoir traversé la baie et marché si longtemps dans le sable, nous goûtons dans le jardin, en cherchant l'énergie pour rentrer à Paris en stop. J'ai les yeux bordés de fatigue, et du mal à quitter ce lieu.

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Mais la route, toujours, appelle. La route, toujours, ravive. J'ai encore un coup de cœur pour une conductrice, cette jeune femme avec qui on parle de minorités ethniques en Thaïlande, de justice pour les enfants, et de poésie. Elle me demande, qu'est-ce que ça t'apporte, à toi, la poésie à voix haute ? Quel en est ton besoin ? et parfois, dans la voiture, je cherche le regard de M. pour l'interroger – est-ce que lui aussi pense que c'est fou, cette justesse des mots, ces rencontres inattendues, ce qui se passe ici, ce qui se joue là ?

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Et puis Paris, donc, à minuit et demi, sans doute même moins que si nous étions rentrés en train. Après onze mois d'Asie centrale et de vadrouille, la ville est un choc, comme un grand monstre. Dans le magasin qui me paraît immense mais ne l'est pas, je mets des heures à retrouver des repères, à comprendre où sont les choses, les légumes dans du plastique, et tout ce choix qui m’écœure plus qu'il ne m'enchante. Je rentre vite alors, je prépare une salade dans laquelle je mets des ingrédients que je n'ai plus mangés depuis un an. En rinçant la mâche, je me dis qu'il y a toutes sortes de retrouvailles.

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Un matin, avant de quitter l'appartement, il dit ne laisse pas à Paris t'agresser, et j'y repense quelquefois. Alors la journée, je me rendors dans le lit aux taies d'oreillers bordeaux, je fais du thé avec la menthe cueillie dans la maison magique, et je regarde le paquebot par la fenêtre. J(e m)‘apprivoise. Je vais boire un bubble tea ou un diabolo menthe dans un café déjà plein d'histoires qui en accueille encore d'autres, et pique-niquer au bord du Canal Saint-Martin pour retrouver les grands rires de S. A plusieurs reprises, je pense à ouvrir le livre que Mar m'a offert face au Mont Saint-Michel, mais je ne le fais pas ; il y a déjà trop d'histoires qui pulsent. Alors j'écris dans ma tête, et je laisse les choses enfin se poser, se reposer en moi. Je ne vous laisserai pas paniquer.

*

Samedi 10 août / A Sofia, je n'avais pas touché l'oeuf. Une retenue que je ne m'explique pas toujours, mais il y a des tas de choses que je n'ose pas. J'étais restée en retrait, et longtemps. Alors que j'écaillais un œuf hier sur une aire d'autoroute en direction des Vosges, j'ai repensé à cette sculpture du bonheur et aux rues de Sofia, et en accéléré, à tout ce qui s'est passé depuis. A la force hallucinante de cet été, aux journées qui ne font que vingt-quatre heures mais qui en semblent cent, et à la réalité de cette vie-là. J'ai un mal fou à croire à tout ça. C'est tellement grand et beau et dingue déjà que je ne vois pas encore quel vœu je pourrais faire au creux du prochain matelas.

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"Où nous arrêtons-nous ? Seuls les fossoyeurs le savent. Mais il n'est nul besoin de mourir pour s'arrêter légèrement ; avec les voyages, par exemple, et celui-là en particulier, on meurt un peu quand on arrive dans un endroit, et on meurt un peu aussi quand on en repart."

Voyage en Inde, Gonçalo M. Tavares.

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comme on fait corps

(interlude)

Je fais ce voyage pour expérimenter, à une échelle minuscule, les frontières, les barrières, les bordures, les passages, les territoires, les appartenances, et ce que c'est, en soi, un pays. Ce que c'est, en moi, un pays. Les frontières du corps, celles que l'on se met, les limites, la liberté de mouvement et de circulation à l'intérieur de soi-même, dans des recoins jusqu'alors inexplorés : la peur, la fatigue des muscles, les tensions, le découragement, mais aussi la joie, l'émotion devant la bienveillance, la gratitude.

Je fais ce voyage pour la distance, pour sentir les kilomètres, pour me rapprocher, pour avoir une idée physique du monde, pour mettre une réalité sur mes cartes mentales, sur mes représentations à deux balles. Pour connaître. Pour avoir des choses à dire, à raconter, à écrire.

Pour apprendre à me taire.

Je fais ce voyage pour tester l'étanchéité des langues, et espérer qu'elle saute. Je fais ce voyage pour la perméabilité des langages, pour éprouver cet éloignement du russe quand le slovène revient et ce mélange de moi – c'est moi qui parle et je suis si mélangée, entre diverses façons de dire, j'ai appris à dire pluie en bosniaque parce qu'aucune langue que je connais ne suffisait. Je fais ce voyage pour avoir le sentiment de réapprendre à parler, d'ouvrir des mondes au fur et à mesure que je me rapproche parce que ma capacité à décrire ce qui m'entoure se développe, parce que je retrouve des termes que j'avais oubliés.

Je fais ce voyage pour voir des gens et ce qu'ils disent du monde et de la vie, pour écouter les histoires, et la façon dont elles s'ancrent au paysage : les voitures et les camions qui s'arrêtent vont quelque part, pour quelque chose. Les hommes conduisent, travaillent, vivent, sculptent le bois, boivent de la slivivica, aiment, luttent avec la crise, refont leurs pièces d'identité, chantent en serbe, s'ennuient. Les hommes ont voyagé, ils se souviennent et c'est beau. Jardinier en Slovénie, autostoppeur en Irak, et Sarajevo.

Je fais ce voyage pour voir si j'ai bien retenu la leçon du lâcher-prise, le fait de se laisser porter par ce qui se passe, de se jeter sur ce qui dépasse, de renoncer à Sarajevo – Sarajevo sera toujours là, même une quatrième fois.

Je fais ce voyage pour avoir le temps d'apprendre des poèmes, des beaux textes, des alexandrins, de faire rouler les mots dans ma bouche sur le chemin ou dans l'attente : Max Jacob, Racine, Cendrars, Norge. Je fais ce voyage comme on fait corps.

Je fais ce voyage pour je ne sais quoi encore.

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je ne sais pas comment fonctionne le monde

Les pays défilent dans ma tête, les panneaux indicateurs et les plaques d'immatriculation, le Kirghizstan est déjà loin, est déjà si loin, à quelques milliers de kilomètres d'ici, et à des années-lumière on dirait, et je me demande, comment est-ce possible, il y a à peine une semaine que je prenais l'avion, comment est-ce possible de concentrer autant de choses et de lieux et de gens et d'émotions diverses en si peu de temps ?

A Karakol, il y avait un garçon à la grande barbe qui me parlait du transsibérien sans en dire beaucoup de bien, ne faisant qu'accentuer mon envie de ce voyage-là, pour une autre fois, et le lendemain, je partais à quelques vingt kilomètres de là pour un endroit à la terre rouge, Jeti-Öguz, à la terre si rouge qu'on lui invente mille histoires. Il y a tellement de gens dans ce monde que je ne comprends jamais ce qui se passe quand soudain je me retrouve au milieu d'un paysage incroyable, seule, sans croiser personne pendant les quatre heures que je passe à y marcher. Je traverse la vallée aux fleurs, aperçois la montagne au cœur brisé, et ce sont des lieux pour y cacher des cistes, si M. était là. Mais qui viendrait les trouver ? Quand l'averse débute, je suis au milieu du chemin, j'aime la pluie quand elle vient souligner les verts et les bruns, et j'hésite entre rentrer en courant et regarder ce qui tombe indéfiniment. Dans un café je demande du thé, trois fois d'affilée.

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Et puis après, il y a à nouveau le sac fermé, et les marchroutkas les uns après les autres pour atteindre Kochkor, où un homme m'offre du fromage maison. Et avec surprise, je peux croiser Am. et M. qui descendent juste des montagnes où je m'apprête à aller. Pour cela, j'ai convaincu un garçon espagnol de m'accompagner, un peu musicien, un peu clown, dont j'ai fait la connaissance au coin de la rue, douze minutes plus tôt. Comme nous arrivons dans la même voiture, tout le monde là-haut à Song-Köl nous croit mariés, et à un moment, nous finissons par dire que oui, parce que c'est plus facile ainsi, plus facile et plus compréhensible que de dire qu'on s'est rencontré deux heures avant et qu'on partage juste un véhicule (et beaucoup de rires).

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Cet endroit, Song-Köl, je ne sais pas comment dire, c'est un de mes plus beaux du monde ; c'est un lac immense et un vent qui pourrait faire s'envoler la yourte peut-être, c'est le froid si froid, et les orages qui menacent et qu'on apprend à décoder – rentrer juste avant que ça s'abatte, ressortir quand on n'entend plus le plic ploc sur le toit. De Song-Köl, on voyait les montagnes s'enneiger pendant la nuit et se fondre dans la journée, depuis la yourte, je pars en étoile, marcher dans toutes les directions, tout voir, tout prendre, ces étendues plates et cette eau, les troupeaux de yaks de moutons de chevaux, ce ciel si fou qui change tout le temps et qui est immense et presque couché sur nous. Nous sommes si près des nuages là-haut, et le soir quand le soleil descend, le vent se calme, et nous pouvons marcher d'un pas tranquille dans les herbes, et avancer sur la bande de terre au milieu du lac, à défaut de nous y baigner.

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La yourte est un espace clos, sombre, dans lequel notre hôte allume le poêle pendant que nous mangeons dans la yourte voisine ; quand nous revenons pour dormir, il y a la chaleur du lieu, les bougies qui viennent casser l'obscurité, ou la lampe à gaz. Nous dormons sur des shyrdaks, et je me dis qu'ailleurs, dans un autre pays, je voudrais un lit comme ça, un lit de shyrdaks, un lit de couches empilées les unes sur les autres, si près du sol, j'aime toujours les lits-radeaux, comme en Slovénie, comme en Belgique, comme si partout je me débarrassais de la hauteur – faire corps avec le sol, ce n'est pas si nouveau.

Nous mangeons assis en tailleur autour d'une petite table ronde qui déborde de fruits secs et de noix, de confitures et de pains, j'aime tellement le goût du katama, et nos tasses de thé jamais vides. Le premier soir, il y a un Finnois avec nous, nous parlons des langues et de ce qu'elles nous évoquent – je ne vois le lien avec les pages de Je ne suis pas née ce matin que plus tard, allongée à regarder le feutre coloré de notre plafond. Cet homme nous a raconté une histoire sur un mot, tamucho, mais nous ne savons plus dans quelle langue il existe, et lui n'était pas sûr exactement de sa signification. Mais c'est quelque chose comme let it be, peut-être, ou inch'allah. En tout cas, ça devient notre mot d'ordre pour les jours qui suivent avec J., et nous le disons à tout bout de champ. Nous lui donnons une intonation italienne qu'il n'est pas censé avoir, et nous imaginons qu'un jour peut-être (mais quand ?), dans un pays (mais lequel ?), avec quelqu'un (mais qui ?), nous utiliserons ce mot et il fera sens pour la personne ; et à ce moment-là, nous penserons l'un à l'autre, à ces jours à Song-Köl, à la vie qui suit le temps, qui se couche à peine la nuit tombée, et aux heures qui n'ont plus lieu d'être.

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Le dernier matin, je sors de la yourte quand le camp est encore silencieux et que les poêles ne fument plus. C'est l'aube, c'est le rose et le silence, c'est encore dire au revoir à ce pays avant de reprendre la voiture où je donne un pseudo cours de kirghize à J. en lui expliquant comment prononcer le y, quelque chose entre le i et le u. Il s'exclame, Amélie, tu ne peux pas me demander CA, un quart de voyelle !! déjà, pour moi, votre u en français, c'est un effort, c'est un demi-truc, mais là, s'il faut faire des quarts de voyelles, on ne s'en sort plus…

Je quitte donc ce garçon sur un quart de voyelle, sur une demi étreinte, et sur un chauffeur de taxi collectif qui me presse. C'est la fin de la vadrouille kirghize, à Bichkek je retrouve la chaleur qui étouffe, les copies de DELF que j'avais laissées en plan, et H. et A. Le lendemain, il faut finir, corriger, refaire mes sacs. L'exercice est fabuleux : j'ouvre ce que j'avais empaqueté dix jours plus tôt et suis maintenant prête à me défaire de la moitié des choses. Je boucle tout, harmonise les notes, change les soms qui me restent en dollars. Je vais manger de l'ayran avec M. et le soir, nous n'arrivons pas à décoller de la maison colorée. H. dit que si je ne fais pas de soirée d'au revoir, ça veut peut-être dire que je ne pars pas. Finalement, nous allons faire un dernier karaoké avec tous ces gens que je n'ai pas envie de quitter. Nous chantons les mêmes chansons qu'il y a neuf mois et demi (il faut bien dire que je n'en connais que deux en russe), et puis après minuit, nous pouvons bien chanter n'importe quoi. A. s'est mis en tête de me faire louper mon avion, parfois quand je ne connais pas la chanson, mon esprit s'évade, s'enfuit pour mieux revenir, comme une claque : je ne veux pas partir, et j'ai tout un ballon de mélancolie dans mon ventre dont je ne sais pas quoi faire.

Il ne faut pas dormir, il n'y a pas le temps, mais s'extraire du lieu, dire au revoir, les entendre dire qu'ils aimeraient bien pouvoir lire tes livres en kirghize, un jour, et ça me fait sourire noué, appeler un taxi, prendre une douche, attraper ses sacs, et puis partir. Je regarde la ville disparaître dans la nuit et dans mes larmes que je n'arrive pas à contrôler.

Je repense aux derniers mots des gens que je connais ici, à la façon dont beaucoup m'ont dit, je suis désolé(e) si j'ai fait quelque chose qui t'a déplu, blessée, et j'ai eu si peur d'avoir laissé à penser que. Plus tard, une étudiante m'a expliqué que c'était une tradition, des paroles avant que les gens partent loin, ou longtemps, pour ne pas se quitter sur des malentendus, et ces mots-là avaient coloré mes au revoir autrement, les avaient teintés de soulagement. Dans le taxi, je me demande si, à mon tour, je peux murmurer ça à un pays entier. Désolée si j'ai fait quelque chose qui t'a blessé.

A l'aéroport, on ne trouve pas mon nom dans la liste des passagers, j'ai envie de dire que ce n'est pas grave, que je peux bien repartir dans l'autre sens, qu'après tout, hein, pourquoi, personne ne m'attend à l'aéroport suivant. Mais finalement, je pars dans le début du jour, et ce sera encore le début du jour quand j'arrive à Istanbul, parce qu'il paraît que c'est comme ça que fonctionnent les fuseaux horaires.

Je ne sais pas comment fonctionne le monde mais j'ai la tête à l'envers.

Et Istanbul. Istanbul, la baffe. Istanbul tarée. On m'avait dit, on m'avait prévenue, mais je n'avais pas imaginé que ce serait si fou, si beau, si coloré, si gorgé de lumière, ce tendre équilibre entre les minarets à la verticale qui s'élancent dans le ciel et le Bosphore calme, posé. Dans le bus qui me ramène de l'aéroport, naît cette urgence, urgence de la vie, urgence, de voir, de marcher, de savoir, de parler. A l'auberge, je tangue de fatigue mais je ne peux pas, je ne veux pas dormir, je ressors, je veux sentir la ville, absorber, m'absorber, prendre toutes ces rues qui montent et descendent, ces pavés, ces vues, ces escaliers, ces endroits minuscules et ces passages secrets.

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Le lendemain, je file dans les rues à sept heures du matin – parce que c'est ça que j'aime et ça que je veux voir des villes : comment les gens se réveillent (ou vont se coucher), comment ils boivent leur café (sur des tables minuscules sur des trottoirs penchés, en jouant aux échecs ou backgammon, en fumant une cigarette dans un rayon de soleil), à quelle heure les éboueurs passent, et quand est-ce que les rues se remplissent. Je pense à Andrej, à son amour pour cette ville, et ça fait tellement sens : ce mélange de nonchalance et de lumière, ça lui ressemble – et cette idée me donne envie de le voir, bientôt bientôt.

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A Istanbul, je joue du piano dans un magasin de pianos, je vois des concerts partout, dans le tram et dans des bars, du jazz dans la rue, des épis de maïs grillé grignotés en regardant le Bosphore, des jus d'orange frais en écoutant l'appel à la prière. Des lieux m'émeuvent, des mosaïques, des gens me parlent, cet homme qui vient d'Aix-en-Provence et qui est tellement content de discuter en français, cette femme qui veut causer et qui me fait chercher dans ma mémoire mes restes d'allemand, et je m'imagine vivre là, dans cette lumière, je vais même voir à quoi ressemble l'Institut français, ce qui s'y trame.

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Il y a des chats partout à Istanbul, les gens passent et je suis étonnée de voir que beaucoup s'arrêtent, les enfants mais pas seulement, ils tendent la main, caressent, taquinent. C'est comme un supplément de tendresse offert à la ville.

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Je quitte Istanbul sans le vouloir vraiment, avec mes Docs bordeaux accrochées à mon sac à dos, qui se balancent au rythme de mes pas. J'attrape un bus pour aller jusqu'au bout de la ville, jusqu'au bord de la grande route, pour sortir mon bloc-notes sur lequel j'inscris, en lettres majuscules, Edirne. Je rentre en stop, c'est ça l'idée ; traverser la grande Europe pour revenir doucement à cette réalité-là, cette idée qu'on est de retour sur ce continent, et sans doute pour un petit moment.

Trente heures plus tard, je descends d'une voiture, tétanisée, prise à mes propres pièges, tendue à mes propres peurs, et quand je crie connard au chauffeur qui redémarre, avec mon sac qui attend dans la poussière, je me dis que je dois avoir l'air nul et ridicule alors heureusement qu'il y a la mer. Je vais acheter une brique de lait chocolaté avec les pièces qui me restent, pour le goût de l'enfance, pour le goût de Prague et de Tan et de quand les hommes n'en sont pas tous, des connards, et je bois à petites gorgées, en essayant de me calmer. A l'arrêt de bus, une petite fille, après m'avoir demandé mon nom, me demande si j'ai pleuré en mimant, en se frottant les yeux. Je me mords les lèvres. Je me demande pourquoi j'ai toujours besoin de prouver des choses au monde entier – mais en fait je sais d'où ça vient mais seulement / enfin, seulement… / je n'arrive pas à m'en débarrasser. La gamine se lève pour partir avec sa mère, et de l'autre côté de la rue, se retourne trois fois pour me faire un signe de main.

Le stop est une expérience du monde parmi d'autres, c'est une expérience dans laquelle je me découvre aux aguets, sur le qui-vive tout le temps. C'est une expérience qui ravive les terreurs, qui me souffle aussi que la nuit augmente les peurs et leur donne des contours irraisonnés. Quand je ne me sens plus en sécurité, je me concentre sur la bienveillance, sur des paroles amies, sur un geste fou, une présence infime, je m'entoure de quelque chose de très doux, un jeu de mots de L., un début de nuit avec Lotte quand à Sari Chelek on faisait la liste de ce dont on devait parler le lendemain parce qu'on était trop fatiguées pour continuer, les confidences chelou avec M., ou le souvenir des projets à venir. Je m'y accroche jusqu'à avoir les mains rouges de serrer la ceinture de sécurité. Il y a des propositions dégueulasses dans toutes les voitures dans lesquelles je monte, et beaucoup d’écœurement. Pourtant, il y aussi un détour pour me montrer la mer de près, une terrasse sur un toit, une salade turque qu'on prépare parce que je ne dois pas faire l'affront à la Turquie de quitter le pays sans en avoir mangé, et un garçon qui appelle sa copine pour que je lui parle en russe. Dans la campagne turque, j'ai des champs de tournesols à perte de vue, et des camions sur le bord de la route, plein de pastèques et de melons jaunes. Mais ça n'empêche pas le reste.

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Alors, trente heures plus tard, sur mon bout de route au milieu de nulle part, la petite fille avait vu juste, je pleure. Je pleure comme j'ai pleuré ces dernières semaines de la beauté du monde, de ce que construisent les hommes ; je pleure pour plus que moi, que ma propre peur, je pleure de me demander comment on en est arrivés là. Et puis quand je me sens vidée enfin, je cherche de l'argent, un arrêt de bus, et un moyen de continuer. J'aimerais écouter Bashung ou Albin ou les Têtes raides, enfin, quelque chose qui me rassure, qui me recouvre comme un drap l'été, mais mes écouteurs m'ont lâchée il y a cent ans. Alors, fébrile, je cherche des mots de Thomas Vinau dans mon Kindle, et je les murmure dans le ronflement des roues. Je respire profondément, demain ça ira mieux, dans un autre pays, avec d'autres gens, je repense à Bouvier – au voyage qui nous fait. Et nous défait.

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J'arrive enfin à Edirne épuisée. C'est une ville que je n'avais pas prévu de voir – et je ne la verrai pas. Je pousse la porte du premier hôtel que je trouve et je sors un billet pour payer la minuscule chambre blanche. Je pense à la boîte de rescue que j'ai laissée à L., et ça me fait sourire, moi qui n'ai pas pioché dedans depuis six mois au moins et qui là, donnerais beaucoup pour une pastille, ou une étreinte, ou même les deux. Je m'endors quand même. Au matin, j'ai besoin de deux heures à regarder dehors, avec une suspicion qui s'entête. Et puis finalement, je sens l'élan lentement revenir en moi, alors je saisis mon sac, j'enfile mes chaussures, et je pars après avoir compté jusqu'à trois.

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La ville dans laquelle je dois me rendre s'appelle Kapikule – ça me fait penser à capituler, et j'essaie de me débarrasser de cette idée. Il faut traverser la frontière à pied, montrer son passeport vingt fois. Enfin, j'aperçois le drapeau de la Bulgarie, mais pas l'arrêt de bus que personne ne peut m'indiquer. Alors je commence à marcher ; quand je marche je chante aussi, je me souviens des mains sur le piano, mais pas toujours des mots. Je monte dans un camion dont le conducteur m'offrira un sandwich un café du chocolat du fromage et, de manière incompréhensible, une paire de collants. Il transporte des colis, et aussi une plante, qu'il a calée sur la couchette du camion, pour ne pas qu'elle s'abîme. Nous discutons en russe, et après ma difficulté à communiquer en Turquie, j'ai l'impression que je parle cette langue couramment.C'est drôle, j'ai l'impression aussi de connaître la Bulgarie ; à quoi ça tient ? des collines, des forêts, et l'alphabet cyrillique qui me donne le sentiment d'être à la maison. Leko me laisse à la gare routière où j'attrape un bus, puis un autre jusqu'à Sofia.

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Il y a donc des villes dont je ne connaîtrai qu'un hôtel – Edirne, ou une galerie marchande et une gare – Plovdiv. C'est étrange, ces villes résumées à un lieu, (Moscou, un aéroport) ; c'est comme des présentations à des gens pendant une soirée auxquels on n'a finalement pas le temps de parler. A Sofia, j'arrive chez une CouchSurfeuse adorable, à l'appartement coloré ; il y a une soupe au yaourt et au concombre avec des tonnes d'aneth dedans, parallèle joyeux avec le Kirghizstan. Des mots jusqu'à tard, sur l'émotion et ce qui la crée, et les points communs qu'on se découvre au fil de la soirée me ravivent. Je dors sur un canapé dans un grand drap indien, au petit matin, il y a dans l'appartement silencieux du tchaï, du gâteau à la cerise qui m'attend sur la table, un gentil mot et une carte de la ville. Petit matin, j'ai retrouvé la bienveillance, elle s'était à peine éloignée du chemin.

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— Le poème de marche est une proposition de l’Oulipien Jacques Jouet ; il se compose, comme son nom l’indique, en marchant, sans crayon ni papier. On retient les vers créés au fur et à mesure. Le poème n’est transcrit qu’au terme de la marche. C’est...

— Le poème de marche est une proposition de l’Oulipien Jacques Jouet ; il se compose, comme son nom l’indique, en marchant, sans crayon ni papier. On retient les vers créés au fur et à mesure. Le poème n’est transcrit qu’au terme de la marche. C’est souvent un poème du lieu. —

Il faudra bien un lac pour nous pousser le corps
Un lac presque muet, qui ne crie pas trop fort
Un lac turquoise et bleu, qui rougit à l’aurore.

Il faudra un jailoo, bleuets et boutons d’or,
Un troupeau de yaks paît et un mouton s’endort,
Dans la yourte il fait bon, mes yeux sont au-dehors.

Au loin l’orage arrive, à travers et à tort,
La pluie soudain s’écrase en frissons et me mord,
Leçon d’anatomie : corps vivant regrets morts.
Pour reprendre la route, pour gagner d’autres ports
Pour quitter ce pays, il faudra bien alors
Song-Köl et ses montagnes, que le grand ciel dévore.
Ne pas trop réfléchir aux chapitres à clore,
J’ai bu trop de kymys, ma tête tourne encore.

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la poussière blanche a l'odeur d'un poème surréaliste

Dimanche 16 juin - Alors que personne ne nous appelle pour prendre l'avion, je me dis que ce retard est fait exprès pour moi, exprès pour que je puisse encore réfléchir à mon souffle, assise là au fond du hall d'embarquement minuscule. C'est la dernière fois que je vois cet aéroport, la dernière fois que j'enregistre huit kilos de bagages supplémentaires et qu'on ne me les fait pas payer, la dernière fois que je dis à quelqu'un – au chauffeur de taxi qui m'a amenée jusque là – oui, j'habite à Och. Je pars, je pars ; j'ai les sacs et le cœur en vrac, j'ai fait mes bagages entre une balade avec une étudiante, un repas au restaurant en bois avec ma copine L., une glace avec A. et U. Assise là, j'ouvre l'enveloppe violette, j'en sors le papier vert, celui qui dit, j'ai appris le français grâce à tu, et j'ai envie de chialer.

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Personne ne nous appelle pour prendre l'avion et c'est mon sas à moi, le moment où je peux m'atteler au départ toute entière, où je peux être triste et nostalgique avant d'être joyeuse et bondissante à nouveau, joyeuse de retrouver H. et de découvrir sa maison, de passer quelques jours dans la capitale, et joyeuse de la suite aussi, parce que le temps n'en finit pas de passer, jamais, et que les choses à vivre sont encore magiques et infinies.

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J'ai quitté Och sans rien comprendre, je ne comprends jamais rien de toute façon quand je quitte et peut-être en est-il mieux ainsi, j'essaie de rassembler en moi tous les souvenirs des derniers jours ; en vrac, pour remplir tout le corps, les derniers. Un dernier petit-déjeuner aux framboises avec la vue sur le Sulaiman Too et les mots du Colocataire en guise d'au revoir, au début j'ai pensé que tu étais naïve, quand tu parlais du monde ; après je me suis dit que j'aimais cette naïveté-là ; maintenant, je ne suis plus sûr que ce soit de la naïveté. C'est autre chose. Je ne sais pas ce que c'est mais tu dois le garder. Un dernier cours à la fac où on mange du clafoutis avec mes étudiantes qui font un discours à six voix et m'offrent de petites merveilles, ça c'est pour quand tu boiras du thé, tu penseras à nous, ça c'est pour ton voyage, et ça pour toutes tes boucles d'oreilles. Une dernière soirée au bar d'en haut, où l'on parle où l'on rit où l'on boit trop et où L. détourne la playlist pour mettre Louise Attaque à fond mais ce n'est quand même pas assez fort. Un dernier repas entre copains, où chacun a mis les mains à la pâte, où on remplit les assiettes avant de traverser le jardin pieds nus pour aller s'asseoir sur le tapchan. Une dernière coupe de cheveux par Am., pour pouvoir partir sereine. Un dernier tour au bazar pour découvrir que ça y est, la saison des pastèques a commencé, elles sont là, énormes, empilées, partout. Je repense à celle que S. m'avait offerte moins de 24h après mon arrivée à Och, voilà, ça y est, ça tient à rien, mais la boucle est bouclée.

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J'arrive à Bichkek sous la pluie, après avoir passé le trajet en taxi à discuter avec une pianiste kirghize, H. m'attend dans sa robe rose. Rose à l'image des murs de la maison, où il y a aussi du jaune, du bleu et de l'orange, du gris et du bordeaux. J'ai le coup de cœur pour cette maison aux couleurs acidulées, pour mon lit dans la petite pièce qui donne sur la cuisine, pour les fleurs qu'H. taille dans la lumière du soir, pour les oignons verts qu'on prend dans le jardin pour rajouter à la quiche aux légumes, pour la jolie vaisselle et les repas qui s'éternisent dehors, et pour tous nos mots – on parle de l'amour, des compromis et des données inconnues, des géographes et de l'écologie, des images du temps qui passe, des enfants qu'on voudrait avoir ou pas, de ce drôle de monde et de temps dans lesquels on vit.

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Le lundi, je soutiens mon ramoire dans une fenêtre skype, et je me fais examinatrice le reste de la semaine. Le rythme se prend vite, faire émarger les candidats et leur faire tirer des sujets, rappeler les consignes, garder toujours en tête la bienveillance, sourire à ceux dont je croise le regard quand ils lèvent la tête pendant les écrits, remercier, encourager mentalement celle qui semble avoir abandonné dès la première écoute du document. Je repense à M. qui distinguait les gens solaires des gens lunaires, et ça me frappe avec certains candidats, le sourire incontrôlable qu'ils me collent dans l'énergie superbe qu'ils dégagent, leur rayonnement. J'aime voir défiler ces gens, les écouter raconter leur vision du monde et leurs projets, et leurs jolies maladresses en français.

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Vendredi soir, la semaine est terminée, mon contrat aussi – c'est étrange de se dire que devant moi, il n'y a pas de date de reprise. Pour fêter ça – parce que pour l'instant, c'est une sensation joyeuse, intacte et inconnue, nous faisons un crumble aux pommes et aux abricots, que nous mangeons dans l'air encore chaud.

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L'été est mon entre-deux, ma saison des transitions, des grands voyages aussi ; ce sont les mois que j'ai à fleur de peau, les mois de rencontres, de retrouvailles, de renaissances et de possibles.

Il y a d'abord le prélude, la vadrouille à la journée pour revoir E. quittée à Och la semaine précédente ; c'est une bande réunie par hasard, où personne ne connaît tout le monde, et nous nous divisons entre deux taxis pour atteindre Ala-Archa. C'est en grimpant vers la cascade que je repense à ça, au fait que je ne sache pas le nom des arbres, ni celui des fleurs ou des oiseaux. Tout ce que je sais, c'est ce qu'ils font en moi, l'élan qu'ils provoquent, à s'ancrer dans le paysage. Ce n'est que de l'ordre du sensible, ces arbres lancés vers le ciel, la rivière claire en contre-bas, nos chaussures qui glissent sur les pierres à la descente, les chevilles griffées par les herbes, les coccinelles qui s'accrochent aux cheveux, l'horizon montagneux, et ce lointain dont on ne sait pas s'il est fait de neige ou de nuages. Ce pays n'en finira donc jamais d'être incroyable.

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Le prélude terminé, vient le moment de la partition. Je ferme à nouveau mon sac, et dimanche dans un matin à peine matin, sous un ciel fou, je me tiens prête sur le bord de la route. J'ai un sac de cerises à la main, mon Kindle rempli et je pars, je ne sais pas où je vais, j'ai trois heures de voiture pour décider, et T. m'arrête dans la première ville du lac, Balykchy. Il est huit heures à peine, sa vieille mère soudain s'inquiète de me voir descendre ici, comment vais-je me débrouiller ? Comment vais-je communiquer ? Je lui souris et lui dis qu'après neuf mois à Och, je devrais pouvoir m'en sortir. Et je n'en finis pas de me répéter qu'il est plus simple de voyager que d'habiter.

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A Balykchy, je cherche un marchroutka pour m'amener jusqu'à Tosor, je vais de groupe d'hommes en groupe d'hommes, et j'aime comment l'un appelle l'autre puis le rappelle deux minutes plus tard parce qu'il n'est pas venu me chercher et comment tous se donnent le relais. Alors que j'attends sur le parking, une vieille femme russe vient vers moi, curieuse et enthousiaste à la fois. Elle a avec elle son petit-neveu kirghize, qu'elle tient par les épaules et à qui elle demande de me montrer comment il sait tenir sur la tête – là, au milieu des cailloux et de la poussière blanche ? Le gamin refuse, et elle commence à me raconter tout un tas de choses que je ne comprends pas. Mais comme d'habitude, non je ne suis pas mariée, vingt-cinq ans, oui mais en France on se marie plus tard. Là où ça change, c'est dans sa réponse – elle dit, vous avez bien raison, comme ça vous pouvez regarder et faire votre choix !! avant de partir dans de grands rires. Elle appelle ensuite son mari – un vieux monsieur avec un sourire édenté et un kalpak et un autre homme auquel le mari se met en tête de me fiancer. Sa femme lui demande, mais ils parleront quelle langue ? Et elle fera quoi, elle ? Parce qu'elle est prof de français, tu sais ! Et je les écoute débattre de mon futur avec amusement. Le mari insiste en m'expliquant : elle, elle est russe ; moi, je suis kirghize. Mais tout ce qu'il faut, c'est de l'amour ! Et la femme d'approuver : Oui, de l'amour. Et des pommes de terre ! Et soudain, la poussière blanche a l'odeur d'un poème surréaliste.

J'ai choisi Tosor presque par hasard, parce que mon guide dit qu'il n'y a rien à y faire si ce n'est se baigner et bronzer – et je n'aime pas tellement ni l'un ni l'autre. Mais c'est la partie rien qui m'intéresse, parce que là où il n'y a rien pour celui de passage, il y a quand même la vie des gens, la vie, et les gens. Je suis la seule à descendre du marchroutka, et je prends le chemin de terre qui mène au lac ; une gamine à vélo me propose de la suivre : le camp de yourtes n'est pas encore monté, mais je peux dormir là, dans la maison. Je fais connaissance de la famille, et je passe trois jours à me dire que je partirai le lendemain, et trois jours à ne pas le faire : impossible de m'arracher à ce lieu. Je suis là, je vais de la maison au lac, du lac aux rochers, des rochers à la chambre dans laquelle j'écris les heures où il fait trop chaud, je marche pieds nus, un foulard toujours mouillé noué dans les cheveux, je lis beaucoup, je parle avec Gyldyz et Aisulee et je cuisine avec elles, elles m'apprennent à faire la pâte des oromos, à l'étaler si finement qu'on peut voir au travers, et à ensuite la rouler autour de l'immense cylindre. Je vais chercher de l'aneth au jardin, je surveille le feu, et Gyldyz me demande de traduire quand des voyageurs arrivent. Elle me dit que je devrais rester là – et l'idée me plaît. Après le repas, je bois une bière avec le garçon tchèque en regardant la lune folle, et le surlendemain, on joue aux cartes avec les quatre compagnons du hasard – l'Américain prof d'anglais en Chine, le vieil Italien un peu clown et le couple suisse où Luca me fait tellement penser à Matias, même regard et rire francs, grands gestes, intonations quand ils parlent anglais, cheveux longs et histoires folles. Le matin, je me lève à l'aube, l'eau a refroidi dans la nuit et me coupe le souffle quand j'y entre lentement, l'eau et le paysage, les montagnes, les ânes qui viennent me rendre visite sur la plage, et la lumière du soir sur le cimetière fascinant et majestueux, avec toutes ses lunes et ses étoiles, ses dômes. La beauté de cet endroit m'émeut démesurément, je ne contrôle rien de ce qui monte en moi, de ce chant de la terre, des mots de Camus que j'ai trop lus et qui reviennent, et alors que le chemin disparaît, un homme m'accompagne à travers les champs et les marécages jusqu'à le retrouver. On monte les yourtes et j'aide à tendre les ficelles, je vérifie les nœuds, et la nuit que j'y passe a le goût de celles dont on se souvient longtemps. Au petit-déjeuner, le pain est encore chaud, le petit garçon regarde intrigué le kindle et secoue la tête en le soulevant à la recherche de pages quand je lui dis que c'est un livre. Plus tard, c'est à Gyldyz et Aisulee que j'explique, et elles ouvrent de grands yeux émerveillés. Et tu peux mettre combien de livres dedans ? / Oh, beaucoup ! / Dix ? / Plutôt mille.

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Finalement, ce matin, je suis partie. Je ne sais pas bien comment, il pleuvait un peu, et en disant au revoir aux filles, je me suis aperçue que je ne savais pas dire bonne chance, ni en russe ni en kirghize. J'étais secouée et émue, de ce départ-là et du fait qu'il me rapproche du départ de la semaine prochaine, quand je vais devoir quitter ce pays pour de bon, alors que j'en ai de moins en moins envie. Mais le temps semble vouloir adoucir tout ça, et ralentit, étire ses heures pour me laisser contempler l'horizon à l'envi, et je me dis, alors que Monica et Luca expliquent qu'ils sont partis depuis dix mois, que je suis encore au tout début du voyage – et j'aime tellement cet état-là.

J'arrive à Karakol où je laisse l'eau chaude de la douche laver mes cheveux du sable d'Issyk-Kul. A Karakol, il y a des corbeaux immenses qui croassent dans le ciel bas, une mosquée chinoise à l'entrée de laquelle j'enfile une longue tunique verte qui recouvre tout le corps, et une cathédrale en bois. Il y a aussi un homme qui, alors que je passe devant la pierre sur laquelle il est assis, me demande de lui raconter une histoire. Pour me remercier, il m'offre des roses et deux abricots que je mange de retour à l'auberge, en regardant la pluie s'écraser dans la cour.

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Alors non, ce pays n'en finira jamais d'être incroyable. Et j'en suis presque certaine, cet été non plus.

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"Il s'agit simplement de constater
comment la raison permet encore
quelques voyages au long cours."

Un voyage en Inde, Gonçalo M. Tavares.

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